Fil d'Ariane
"COVID Shield" : c’est le nom de cette application de traçage du Covid-19 autorisée par le gouvernement canadien qui sera mise à l’essai à partir de juillet. Le gouvernement souhaite ainsi qu’un nombre maximal de Canadiens puissent s'en servir, mais au vu des expériences d’applications similaires déployées dans plusieurs autres pays, rien n’est moins sûr…
L’application "COVID Shield" a été mise au point par le service numérique canadien en collaboration avec le gouvernement de l’Ontario et les compagnies Shopify et BlackBerry (dans le cas de Shopify, des employés ont travaillé bénévolement sur le développement de cette application). Elle fonctionne avec la technologie Bluetooth et sur le principe de la "notification" d’exposition : si une personne reçoit un test positif au Covid-19, elle pourra entrer de façon anonyme un code dans le système de l’application qui pourra alors avertir de l’information tous ceux et celles qui auront été en contact avec elle dans les jours précédents.
Ces personnes pourront aller passer un test à leur tour si elles le désirent. Le premier ministre Trudeau promet que cette application respecterait la vie privée des utilisateurs : "Aucun renseignement personnel ne sera recueilli ou partagé, et aucun service de localisation ne sera utilisé. La vie privée des Canadiens sera respectée ". Justin Trudeau a aussi fait valoir que le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada avait été impliqué dans le processus.
Le gouvernement canadien a d’ailleurs choisi cette application versus l’application COVI développée par MILA, le laboratoire montréalais d’intelligence artificielle, en partie pour cette raison. Il semble que les autorités canadiennes trouvaient l’application de MILA trop "invasive" parce qu’elle ne faisait pas que "tracer" le virus, elle recueillait aussi beaucoup de données personnelles. "Il y avait des enjeux au niveau de la vie privée avec l’appli COVI car elle récoltait aussi des données démographiques, donc quant à la nature des données qui auraient été récoltées, il y avait un risque et ça a rendu le gouvernement canadien frileux. C’est sûr que plus on récolte de données, plus il y a des risques en matière de respect de la vie privée", précise Anne-Sophie Letellier, co-directrice des communications de l’organisme Crypto Québec, spécialisé dans les enjeux des nouvelles technologies et le respect de la vie privée.
Yoshua Bengio, le directeur du labo MILA, sommité internationale en matière d’intelligence artificielle, n’a pas caché sa déception quand le gouvernement canadien a écarté COVI de la course, mais le laboratoire va rendre public le code et le livre blanc de l’application. Ce travail de recherche n’aura donc pas été fait pour rien et pourra servir à l’avenir, ici ou ailleurs.
Justin Trudeau encourage les Canadiens à télécharger l’application COVID Shield sur leur téléphone intelligent dès qu’elle sera disponible : "Si on peut atteindre 50 % ou plus, ça va avoir un impact vraiment transformateur sur notre réouverture. Mais même s'il y a juste quelques personnes qui le font, ça va être un outil de plus qui va aider avec la recherche de contacts".
C’est tout l’enjeu de ce genre d’applications : leur utilité est conditionnée au nombre de personnes qui s’en servent. Une étude publiée dans la revue Science a parlé d’un taux réel d’efficacité à partir de 60% d’utilisation.
Depuis le début de la pandémie, une trentaine de pays ont autorisé ce genre d’applications, les premiers étant en Asie : Singapour, la Chine ou encore la Corée du sud. Mais le succès n’a pas été au rendez-vous : c’est en Islande que le taux d’utilisation a été le plus important, dans les 40%, mais ailleurs, il n’y a pas eu assez d’utilisateurs pour que les applications puissent faire la preuve de leur utilité.
En Australie par exemple, plus de 4 millions d’Australiens ont téléchargé l’application COVIDSafe, soit environ 16% de la population. En France, l’appli Stop Covid a été téléchargée par à peine 2% de la population. Singapour, qui a été le premier asiatique à l’avoir mise en route, vient de l’abandonner.
"Il n’y a aucun succès jusqu’à maintenant avec ces applications de notification", fait remarquer Anne-Sophie Letellier. "Il n’y avait pas un taux d’adoption suffisant pour tester la fiabilité de l’application, le maximum a été de 40%... Ce n’est pas toute la population qui possède un téléphone intelligent et les populations les plus vulnérables n’en possèdent pas, les personnes âgées notamment, donc c’est un problème de base qui explique pourquoi il n’y a pas eu de succès de ces applications, sans oublier les craintes légitimes des gens par rapport au respect de la vie privée et le stress aussi que peuvent occasionner ces applications pour les utilisateurs".
"Au-delà de l’enjeu de vie privée, il y a aussi l’enjeu de l’efficacité de ces dispositifs et c’est une question centrale. C’est une bonne idée de tester une application dans le cadre d’un projet-pilote avant de la rendre disponible pour tous", ajoute Sébastien Gamps, professeur à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la Chaire en analyse respectueuse de la vie privée et éthique des données massives.
Les deux experts consultés ici déplorent le fait qu’aucun débat public n’ait été mené sur la pertinence et l’efficacité de ces applications de traçage, le fragile équilibre entre la récolte de données et le respect de la vie privée.
On ne s’est pas demandé si ça allait être utile et si ça allait fonctionner.
Anne-Sophie Letellier, Crypto Québec
Au Québec par exemple, des partis d’opposition ont réclamé ce débat, mais le gouvernement du premier ministre François Legault l’a écarté. "Je pense que d’avoir un débat parlementaire aurait été nécessaire, on aurait dû profiter de l’actuelle accalmie de l’épidémie pour faire ce débat sereinement, sans être dans l’urgence", estime Sébastien Gambs.
Anne-Sophie Letellier, elle, déplore l’espèce de pensée magique par rapport à ces nouvelles technologies : "Il y a des enjeux en matière de sécurité et de vie privée qui sont importants à considérer et l’essentiel du débat a porté là-dessus, mais on ne s’est pas demandé si ça allait être utile et si ça allait fonctionner, on n’a pas consulté les personnes les plus touchées pour connaître leur réalité et leur besoin, alors on a eu une espèce de pensée magique mais on n’a pas fait nos devoirs en tant que tel sur ces applications. Je suis de ceux qui pensent que les nouvelles technologies peuvent nous aider dans la lutte contre le virus mais je ne crois pas qu’on ait trouvé la bonne manière de le faire, il faut parler aux gens qui sont sur le terrain et qui vivent la réalité au jour le jour".
Enfin plusieurs experts dénoncent le manque de transparence et le manque d’informations entourant la démarche du gouvernement canadien et cette application "COVID Shield".
Elle va donc être disponible dans un premier temps dès le 2 juillet en Ontario, la plus importante province du Canada, dans le cadre d’un projet-pilote. Si cet essai est concluant, l’application sera rendue disponible pour tous les Canadiens. On verra bien alors quel sera son succès, le taux d’utilisation, et quelles sont les provinces canadiennes qui vont l’autoriser sur leur territoire. Actuellement, l’Alberta est la seule province où il existe une application de traçage.
Mais ce qui est clair, c’est que ces applications ne peuvent pas être des éléments clés dans le processus de déconfinement enclenché depuis plusieurs semaines par de nombreux pays. Cela peut être un outil de plus pour lutter contre l’épidémie, mais un outil qui n’a pas encore démontré sa réelle efficacité et qui ne peut remplacer en rien les gestes barrières de base que sont le lavage des mains, la distanciation physique et le port du masque dans les espaces publics.