En septembre 2015, la France ouvre une enquête préliminaire pour "crimes contre l’humanité", visant le régime du président Bachar Al-Assad, pour des exactions commises en Syrie entre 2011 et 2013. Amnesty International France lance alors une nouvelle campagne nationale pour que Paris lève toute entrave à la poursuite de personnes accusées de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de génocide, lorsqu’elles se trouvent sur son territoire.
Les failles de la loi française
"Aujourd’hui n’importe quel suspect de crimes contre l’humanité, criminel de guerre ou de génocide, de Bachar el-Assad à Kim Jong-un en passant par le chef d’une milice en RDC peut venir en France et y séjourner sans craindre d’être arrêté et entendu par la justice française", dénonce Geneviève Garrigos, présidente d’AIF. "La compétence universelle s’applique en France sans restriction pour les crimes de torture et de disparition forcée, mais pas pour les crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de génocide, il faut que cela change."
La compétence universelle permet aux tribunaux d’un Etat de poursuivre les auteurs d’un crime dit "international" (c’est-à-dire défini par le droit international, notamment génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture, disparitions forcées), et ce même s’il n’a pas été commis sur son territoire et même si ni l’auteur du crime ni les victimes n’ont sa nationalité.
En France, la loi du 9 août 2010 adaptant le droit pénal français à l’institution de la Cour Pénale Internationale (CPI) a bien rendu les juridictions nationales compétente,s mais elle a mis en place quatre restrictions:
1 - La résidence habituelle en France
Les responsables d’un génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre ne peuvent être poursuivis que s’ils "résident habituellement" sur le territoire français. Ce qui leur permet de continuer à séjourner en France du moment qu’ils n’y fixent pas leur résidence habituelle. Pour les autres crimes internationaux, comme la torture et les disparitions forcées, il suffit qu’ils se trouvent en France.
2 - L’exigence d’une double incrimination
Les faits doivent être punissables à la fois par le droit français et par la législation de l’Etat où ils ont été commis. Ainsi, il suffit qu’un Etat n’ait pas intégré, par exemple, le génocide dans sa loi nationale pour empêcher des poursuites en France sur ce fondement.
3 - Le monopole des poursuites du Parquet
Seul un procureur peut décider d’engager une procédure judiciaire. Cela exclutla possibilité pour une victime ou une association de déclencher les poursuites en déposant plainte avec constitution de partie civile.
4 - L’exigence que la CPI ait préalablement décliné sa compétence
La France exige que la Cour pénale internationale décline expressément sa compétence avant de pouvoir poursuivre en France les auteurs de crimes internationaux. Elle donne ainsi priorité à cette Cour, en violation de son statut qui prévoit, au contraire, de donner priorité aux poursuites par les Etats. Légalement, ce n’est que si l’Etat manque de volonté ou est dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites que la Cour pénale internationale se déclare compétente.
"La France a peur"
"C'est un blanc-seing, c'est une prime à l'impunité qui est offerte aux responsables présumés des pires crimes sur notre territoire, estime Aymeric Elluin, chargé de la campagne d'Amnesty International. Aujourd'hui, la France refuse pour des raisons politiques d'avoir une compétence universelle améliorée, notamment pour des raisons de politique internationale, la France a peur aujourd'hui d'être dans une situation où la justice française pourrait être instrumentalisée, la mettant en confrontation avec un Etat allié ou partenaire."
Le 6 septembre 2012, Jean-Pierre Sueur, président de la Commission des lois du Sénat, a déposé une proposition de loi visant à supprimer ces restrictions (sauf celle du monopole du parquet) et à inscrire la présence du suspect sur le territoire français comme seule condition à l’exercice des poursuites. Le 26 février 2013, le sénat a adopté à l'unanimité cette proposition de loi, mais depuis, le débat parlementaire est enlisé.
"ll est anormal, anormal, anormal, je le dis trois fois, que cette proposition de loi n'ait jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'assemblée nationale. Je considère que ne pas l'inscrire est une forme de démission, de renoncement, déclare Jean-Pierre Sueur, sénateur socialiste du Loiret. Les criminels de guerre, les auteurs de crimes contre l'humanité et de génocide, dans le pays des droits de l'Homme qu'est la République française, doivent être jugés. (...) C'est une nécessité morale impérieuse."
Le Quai d'Orsay estime que le dossier "relève de la compétence du ministère de la Justice". Même réponse à Matignon selon Amnesty International, qui a sollicité le Premier ministre Manuel Valls à plusieurs reprises. Contactée par nos soins, le ministère de la Justice n'a pas souhaité réagir.
La loi de 2010 met en lumière tout le paradoxe légal français, car si la compétence universelle dans le cadre de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de génocide est pratiquement impossible à mettre en œuvre en France, elle est toutefois appliquée dans des cas de torture, de disparitions forcées, et d’affaires liées au génocide rwandais ou au conflit en ex-Yougoslavie. Dans ces quatre cas, des législations spécifiques ont été adoptées sur le fondement de conventions internationales contre la torture et les disparitions forcées, et de résolutions du Conseil de sécurité sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ces législations ne prévoient aucun des quatre verrous introduits par la loi du 9 août 2010 pour les crimes les plus graves. Des procédures ont ainsi pu être engagées en France et ont abouti à des condamnations lourdes, à la hauteur de la gravité des crimes commis.
Dernière affaire en date : deux anciens bourgmestres rwandais condamnés à la prison à vie par la justice française pour leur participation au génocide des Tutsi en avril 1994. Le 7 juillet dernier, A l'issue de deux mois de procès, Octavien Ngenzi, 58 ans, et Tito Barahira, 65 ans, ont été jugés coupables de "crimes contre l'humanité" et de "génocide", pour "une pratique massive et systématique d'exécutions sommaires" en application d'un "plan concerté tendant à la destruction" du groupe ethnique tutsi dans leur commune de Kabarondo, dans l'est du Rwanda.
C'est la seconde et la plus lourde condamnation en France en relation avec les massacres de 1994 au Rwanda, après celle en 2014 de l'ex-capitaine de l'armée Pascal Simbikangwa à 25 ans de réclusion, pour génocide et complicité de crimes contre l'humanité.
Découvrez la vidéo d'Amnesty International dans son intégralité :