Crimée : la traversée du désert des Tatars

C'était il y a soixante-dix ans. Dans la nuit du 18 mai 1944 commençait la déportation des Tatars de Crimée ordonnée par Staline. Dix ans plus tard, lorsque Nikita Khrouchtchev cédait la région à l'Ukraine, il ne restait plus de traces des Tatars sur leur terre natale. De retour en Crimée dans les années 1990, ils fêtent aujourd'hui un anniversaire particulièrement lourd de sens dans un climat tendu et un contexte de malaise sans précédent.
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Crimée : la traversée du désert des Tatars
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Commémoration de la déportation : Kiev se souvient, la Crimée s'abstient

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Le destin hors du commun des Tatars de Crimée

31.03.2014Par Slimane Zeghidour (blog)
A quelque chose malheur est bon, pourrait-on dire à propos des Tatars de Crimée. Pour périlleuse qu’elle soit, la crise internationale qui se noue autour de la presqu’île leur offre une occasion inespérée, une aubaine historique d’attirer l’attention du monde sur leur destin hors du commun, un des plus tragiques de l’ère moderne. Qu’on en juge. Soumis par les Russes il y a plus de deux siècles, parfois convertis de force à la foi orthodoxe et souvent expulsés par les tsars successifs, ils seront finalement déportés en bloc par les Soviétiques en Ouzbékistan, sous les ordres directs de Staline. Deux cents mille âmes, enfants et vieillards compris, autant de corps sont alors entassés dans des wagons à bestiaux, voués à un exil définitif. Et à une mort prévisible : la moitié d’entre ne survivront pas à ce châtiment collectif. Et pour faire comme si rien ne s’était passé, le dictateur fait aussitôt occuper leurs foyers vacants encore chauds par des « colons » russes et ukrainiens, eux-mêmes déplacés contre leur gré. Enfin, d’un trait de plume, le Petit père des peuples abolit la « République socialiste soviétique autonome de Crimée » qui ne sera désormais plus qu’un simple « oblast », une « région » parmi d’autres. Ce faisant, le maître du Kremlin parachève en un seul jour, le 18 mai 1944, l’œuvre inlassable de « russification » que les tsars par lui honnis n’ont pu accomplir en deux siècles de constant « grignotage » colonial, ethnique et religieux : au petit matin du 19 mai, il n’ y donc a plus un Tatar dans ce qui fut, trois siècles et demi durant, le Khanat de Crimée ! Du jour de la déportation le 18 mai 1944 à celui de la chute du Rideau de Fer le 2 mai 1989, il n’y eut  quasiment plus d’habitants tatars dans le pays des Tatars. Un demi siècle d’exil punitif, d’une existence de paria dans les bourgades ouzbèkes ou les mornes steppes kazakhes, sous le regard si souvent défiant des habitants du cru, pourtant musulmans eux aussi. Je me suis enquis de ce rejet lors d’un séjour en Ouzbékistan et je n’ai eu pour écho que cet adage local : « tatar-khatar », «khatar » signifiant « péril » en turco-arabe. Moscou a eu beau réhabiliter en 1967 les peuples déportés, Tchétchènes et Tatars d’abord, ceci n’eu aucun impact immédiat sur leur quotidien, sauf pour les premiers qui obtinrent le droit de rentrer dans leur pays. Le même droit au retour n’ayant pas été consenti aux Tatars l’un d’entre eux, Mustafa Djemilev, déporté à l’âge de six mois et vivant en Ouzbékistan, ose défier le régime en dénonçant haut et fort le maintien en exil forcé de son peuple. L’opinion internationale s’émeut, Moscou se courrouce et un des tous premiers dissidents soviétiques se retrouve au Goulag, pour quinze ans. Il n’en démord pas et entame une grève de la faim illimitée. Elle durera 303 jours –un record absolu- et il n’en survivra que parce qu’il est nourri de force. Elargi mi 1986, à la faveur de la Perestroïka, il entreprend sans tarder son retour au pays natal, entraînant derrière lui des milliers de familles, lesquelles, une fois encore, délaissent leurs foyers pour un avenir plus qu’incertain… Si le pouvoir de Kiev n’érige aucun obstacle à ce retour aussi soudain que massif, il ne débourse pas un kopeck pour aider à l’installation des « revenants » et envisage encore moins une quelconque réparation. Quant aux occupants slaves des bourgs et des foyers tatars, leur réaction est franchement hostile, « xénophobe » pourrait-on dire, alors qu’on est encore sous l’Union soviétique, à l’intérieur d’un seul pays. Malvenus sur leurs terres, les Tatars y deviennent des étrangers au lendemain de la fin de l’Urss. Ils ne sont plus soviétiques, ils ne sont pas Ukrainiens, ils sont apatrides, jusqu’à ce que l’Ukraine -légataire de la Crimée depuis que Krouchtchev lui en fit don mi 1954- leur en offre son passeport tout en attribuant à la presqu’île le statut de République autonome en son sein.
Crimée : la traversée du désert des Tatars
Vladimir Poutine signant le décret de rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, le 18 mars 2014 (©AFP)
Revenus de si loin, au propre et au figuré, les Tatars bivouaquent dans leur patrie, se cotisent pour racheter des terrains, louer des champs, restaurer des mosquées, revivifier des mausolées de saints, ressusciter tant soit peu un univers disparu. D’autres, plus démunis, squattent des terrains ayant appartenu à leurs grands parents. Des héritiers intentent des procès afin de récupérer leurs biens familiaux, en vain… Au tournant de l’an 2000, ils sont déjà un quart de million sur la péninsule, soit un habitant sur sept ! Echaudés par les pouvoirs russes, ils affirment leur loyauté à l’Ukraine. Mustafa Djemilev fonde le Mejlis, l’ «Assemblée  » qui déclare la souveraineté des Tatars, adopte un drapeau et un hymne national. Soutenu par le Conseil de l’Europe, décoré de la médaille de Nansen par le Haut Comité de l’Onu aux réfugiés, il se pose en interlocuteur fiable de Kiev, « au nom du peuple tatar ». Elu député, il plaide pour un rétablissement des siens dans leurs droits historiques, en tant qu’habitants « autochtones », antérieurs aux Slaves. Son discours « mord » d’autant plus que les Ukrainiens cherchent eux aussi à se réapproprier leur histoire propre, en dehors du giron russe. Et de revisiter leur passé soviétique en s’arrêtant sur l’Holodomor, l’épouvantable « extermination par la faim », sciemment planifiée par Staline pour décimer 4 à 5 millions de paysans ukrainiens, un « génocide » reconnu comme tel par 24 pays, dont l’Espagne, les Etats-Unis, le Brésil... Sur le même registre, les Tatars de Crimée invoquent le « Sürgünlik », la « déportation », qu’ils assimilent eux aussi à un « génocide ». Il n’empêche, Tatars et Ukrainiens commémorent uniment leurs souffrances sous les bottes de la Wehrmacht, qui dévasta 1 700 villes, 17 000 villages et massacra plus de 5 millions d’habitants. Quant à la Crimée elle-même, Hitler rêva de l’ériger en « Gibraltar allemand sur la mer Noire », non sans l’avoir auparavant « nettoyée » de ses populations autochtones et baptisée Gotenland – le pays des Goths !
Crimée : la traversée du désert des Tatars
Soultan Amet-Khan
Il y eut, nul ne le conteste, des Tatars qui firent bon accueil aux envahisseurs allemands, les « ennemis de leurs ennemis », 9 bataillons, soit 7 000 supplétifs, aux côtés de 20 régiments cosaques, de dizaines de milliers d’Ukrainiens, en tout 150 000 soviétiques se sont battus sous l’uniforme de l’infâme. Il y eut cependant 60 000 Tatars dans l’Armée rouge, dont l’aviateur émérite Soultan Amet-Khan (1920-1971), terreur des pilotes nazis. Décoré deux fois Héros de l’Union soviétique, cité trois fois à l’Ordre de Lénine, cinq fois à celui du Drapeau rouge, mais également à l’ordre de la Guerre patriotique, à ceux d’Alexandre Nevski, de l’Etoile rouge et de l’Insigne d’honneur, il trône au firmament du panthéon des héros du peuple tatar de la Crimée. Un panthéon où figure également une autre icône nationale, le grand Ismaïl Gasprinski, pionnier du réformisme musulman devant l’Eternel. Ce Criméen pur jus oeuvra sans répit pour l’instruction publique, l’émancipation de la femme, la sécularisation de l’enseignement, la mise à l’index des imams rigoristes, jusqu’à sa mort fin 1914. Son journal « Terdjiman », rédigé en tatar avec l’alphabet arabe, en russe et même un peu en français en diffusa le bonne parole jusqu’ à Istanbul, sinon jusqu’au Caire et même à Tunis. Kemal Atatürk et Habib Bourguiba en seront les dignes héritiers. Capture d’écran 2014-03-12 à 15.46.13 Un siècle après sa mort le constat est déprimant en Crimée où l’on ne compte qu’à peine 15 écoles  tatares et où seulement un enfant tatar sur dix suit des cours dans la langue revivifiée par Ismaïl Gasprinski. Afin d’insuffler à l’instruction « nationale » un nouvel élan, le Mejlis a prévu deux célébrations majeures pour 2014 : le 18 mai pour le 70ème anniversaire du Sürgünlik et le 11 septembre pour le centenaire de la disparition du « grand éducateur du peuple » à Bakhtchissaraï, l’ex-capitale du Khanat de Crimée où il vécut. Seulement, il y aura eu entretemps, Maïdan, l’avènement d’un nouveau pouvoir « révolutionnaire » à Kiev puis le référendum du 16 mars pour le rattachement de la Crimée à la Russie, prélude à l’annexion de la presqu’île par Moscou. Et revoilà les Tatars de Crimée à nouveau dans l’orbite russe. Ayant boycotté le référendum au nom de leur attachement à l’Ukraine ils se sont aussitôt mis à dos leurs voisins slaves, lequels n’ont déjà toléré leur retour au pays de leurs grands-parents qu’à contre cœur. Hier Tatars et Ukrainiens, ils se retrouvent aujourd’hui Ukrainiens dans un pays annexé par la Russie, autant parler alors de « résidents étrangers » chez eux. A moins pour eux d’adopter la nationalité russe, et donc regagner le bercail russe, ce dont ils n’en veulent plus. Non que les Tatars ne supportent pas les Russes, loin s’en faut : les deux peuples vivent sous le même toit impérial depuis 5 siècles, exactement du jour de la prise de Kazan, la capitale de la Horde d’or, cet empire des steppes qui soumit la Russie deux siècles et demi durant avant de succomber, le 8 octobre 1552, sous les coups de boutoirs d’Ivan le Terrible. Ne dit-on pas que les Tatars, ce peuple turcophone et musulman sunnite, a fourni à la Russie un tiers de son aristocratie – le tsar Boris Goudounov, le prince Youssopov- et de son vocabulaire –kremlin, knout ? Et de ses arts également, avec les écrivains Tourgueniev et Anna Akhmetova, le musicien Rakhmaninov, le danseur étoile Nouréev, le volcanologue Haroun Tazieff, l’acteur Charles Bronson, le tennisman Marat Safin… « Grattez le Russe, vous trouverez le Tatar ! », s’exclama un jour Napoléon Bonaparte.

(Extrait de Deus Ex Machina, le blog de Slimane Zeghidour)

Les Tatars de Crimée en quelques chiffres

- une communauté estimée de 240 000 à 300 000 personnes...
- ... qui représente 12 à 15 % de la population de la péninsule
- environ 5 000 d'entre eux seraient partis vers l'Ouest de l'Ukraine ou l'étranger depuis le début du mois

Le drapeau des Tatars de Crimée

Le drapeau des Tatars de Crimée