Fil d'Ariane
Dans cette Communauté des Béatitudes fondée en 1973, un mouvement du Renouveau charismatique en plein essor, elle pensait alors avoir trouvé refuge.
Elle a alors 22 ans et porte en elle une première blessure, terrible. « Laissée pour morte » dans la rue, où elle a subi un viol, à 14 ans. Plus tard, « la justice a requalifié les faits en coups et blessures ». « Mon père a tout fait pour m’aider à m’en sortir. Ma mère n’a jamais réussi à en parler avec moi.»
Pas question pour Caroline de se confier à sa famille, cette fois. « C’était un guerrier, Papa. Il me disait : ça va aller, tu vas voir. Mais c’était un sanguin, et un chasseur … alors s’il avait su pour le prêtre … ».
Caroline se renferme sur elle-même, comme « dissociée » d'elle-même. « Pendant des années, j'étais dans une vie parallèle ». « Cet homme m’a plongée dans une fange terrible. Je n’en ai jamais parlé. On ne disait pas ces choses là, il y a 30 ans. Si j’avais raconté, on m’aurait prise pour le diable ! ».
Elle change de monastère pour fuir le "prêtre très connu". Mais elle reste dans la Communauté pendant des années, cadenassée de l’intérieur, son secret ancré comme une pierre plombant son âme.
Elle n'est pas la seule. Le prêtre, longtemps itinérant, présenté comme guide spirituel, a fait plusieurs victimes. Elle le découvre bien plus tard sur internet. Des plaintes ont été déposées. La Communauté des Béatitudes a exclu les rares qui ont osé braver l’omerta, avec l'aval des autorités ecclésiastiques.
La Communauté a défrayé la chronique à plus d'un titre à la fin des années 2000. (voir encadré)
Son fondateur, qui se faisait appeler frère Ephraïm, a été relevé de ses fonctions diaconales en 2008 et prié de partir.
Un an plus tôt, le chantre, son bras droit - « qui composait de si belles choses », se souvient Caroline - a avoué 15 agressions sexuelles sur mineurs, puis 57 sur 30 ans, au total. La justice a retenu 38 cas, certains tombaient sous le coup de la prescription. Il a été condamné à 5 ans de prison ferme en 2010.
C'est dans ce contexte que le prêtre a fini par attirer l'attention des autorités ecclésiastiques. Il fait l'objet d'un procès canonique fin 2015. « Il faut au moins une cinquantaine de plaintes pour un procès canonique », assure l’ancienne religieuse. Sanction ?
« Il a été interdit de confession. Mais quand j’ai lu ‘gestes déplacés’ sur le document, j’ai dit non, c’est pas possible, je ne suis pas d’accord. »
Caroline ne peut toujours pas prononcer le nom de son agresseur.
Elle dit avoir contacté l'évêque « co-signataire ». « Il a admis qu’il n’avait pas pris toute la mesure des faits.» Elle n'a pas été entendue. La procédure ecclésiastique ne le prévoit pas. Elle écarte la victime qui n'est pas son souci premier.
« L'institution ecclésiale est un mur. On est confronté à un mur», lance Caroline, dans un accès d'indignation qu'elle range aussitôt là où il s'était échappé.
Elle a le sentiment d'avoir été trahie, à nouveau. Et se tourne alors vers le Vatican.
« J’ai écrit au pape François ». A sa lettre, elle a joint le certificat médical faisant état d’un syndrome post-traumatique. « Un mois après, j'ai reçu une réponse. Je ne m’y attendais pas ».
Dans son courrier, le Secrétariat pontifical lui fait part de la « profonde tristesse du pape et de sa grande peine pour l'agression sexuelle dont vous avez été victime de la part d'un prêtre et les violences que vous avez subies au cours de votre adolescence ».
« Pour moi, c’est très touchant. C’est une reconnaissance de l’Eglise », dit-elle.
Caroline a glissé la photo-portrait de François, souriant, sous un aimant coiffé d'une grosse fleur en porcelaine sur la porte de son réfrigérateur.
Elle ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce pape qu'elle rêve de rencontrer un jour et dont l’humilité l'a frappée « dès son arrivée au Vatican ». Sa sincérité ne fait aucun doute à ses yeux. « Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué, pourtant, avant lui », soupire-t-elle. « Il y en a eu, des Commissions, enterrées, à chaque fois, sous Jean-Paul II et Benoît XVI ».
Elle a confiance en François et veut "faire les choses bien". « S'il dit : allons-y !, alors oui, allons-y ensemble, main dans la main ».
Pour l'heure, l'ancienne religieuse tente de reprendre le cours de sa vie.
En quittant le dernier monastère où elle a vécu, il y a une dizaine d’années, « pour raisons de santé », elle s’est retrouvée sans ressources. Caroline avait travaillé « contre le gîte et le couvert », sans salaire.
Elle vit aujourd'hui d’une pension d’invalidité.
Après avoir travaillé sans relâche - « on a même construit une église (Nouan le Fuzelier, NDLR) » - elle se désole de ne « plus pouvoir tout faire aujourd’hui ». Son dos est « en vrac ». Sur la table de la cuisine, des antalgiques et des antidépresseurs.
Pourtant, entre les soins à l’hôpital, son petit chien, infaillible compagnon de route qui l’a aidée à sortir de son mutisme, et les amis fidèles, elle se bat, pour elle et pour les autres. « J’ai perdu toute une partie de ma vie, mais il me reste la deuxième moitié. »
Et la justice civile ? Les faits sont prescrits la concernant. Il n’y aura donc ni condamnation de son agresseur ni réparation pour elle. En France, le délai de prescription a été allongé pour les crimes sexuels concernant les mineurs. Elle s'en réjouit. Et elle espère que d’autres parleront. « L'évangile de Matthieu dit : Si nous nous taisons, les pierres crieront.»
Ce qui la révolte ? L’idée que son agresseur, protégé, coule des jours heureux dans un monastère. « C’est dégueulasse. Pardon … Mais qu’on ne le cache pas ! Pas après tout ça ! »
Elle s’excuse encore, la voix brisée, comme prise en tenailles, entre ce voeu d’obéissance prononcé autrefois, et une grosse colère potentiellement libératrice.
Son voeu le plus cher ? « Que l’Eglise soit assainie de tous ses pervers. Tous dehors ! Il n'en faut plus un seul ! Il n’y a pas de raisons qu’un cardinal soit réduit à l’état laïc et pas un prêtre », insiste-t-elle.
La réduction à l’état laïc, c’est la condamnation définitive du Vatican mi-février à l’encontre du cardinal, et archevêque émérite de Washington, Theodore McCarrick. C’est la première fois que l’Eglise défroque un cardinal pour crimes sexuels.
La sanction se veut exemplaire au moment où l'Eglise catholique tente de faire amende honorable sur les crimes sexuels perpétrés par des ecclésiastiques et visant notamment des mineurs. Le pape veut « des actes concrets et non des condamnations évidentes ». Sera-t-il suivi ?
C’est une condition sine qua non pour la mise en place de réformes de nature à entraîner un réel changement, souligne Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). « Cela prendra du temps ».
Etre défroqué est ce qu’il y a de pire pour un ecclésiastique, explique la religieuse dominicaine.
« Dans l’Eglise, les abus sexuels sont toujours liés à des abus de pouvoir. C'est toujours dans le cadre d'une relation de confiance où va s'instaurer un abus de conscience et un abus spirituel», précise-t-elle.
« D'un point de vue chrétien, les victimes ont raison d'invoquer un viol spirituel. Elles se sont retrouvées complètement séquestrées dans cette relation. Chez les prêtres, ça se traduit par : il faut que je t'initie, c'est le bon dieu qui le veut. Alors là, vous êtes sidérée, enfermée ».
Depuis des années, la présidente de la Corref prête une oreille bienveillante aux victimes d’abus sexuels, mineurs et femmes. « Tant que vous n'avez pas écouté de victimes, vous ne comprenez rien. Dans le meilleur des cas, vous savez que cela fait des ravages. Mais cela reste très intellectuel. Il faut avoir écouté des récits pour être soi-même bouleversé. On n'imagine pas du tout ce qui se passe pour les victimes. Mais on n'imagine pas non plus la stratégie de l'agresseur. Vous êtes transpercé ».
L’enfermement peut durer toute la vie. « Il m'arrive d'avoir des confidences de femmes, qui n'ont jamais parlé à personne, et qui le revèlent dans le très, très grand âge, comme pour se libérer d’un fardeau avant de mourir, une sorte de tombe intérieure ».
« Plusieurs centaines de victimes », avance Véronique Margron, qui évoque des abus d’ampleur mondiale. Aucune région du monde n’a été épargnée.
Sans doute plus ? « Sans doute plus ».
« Ce qu’on peut craindre », redoute la présidente de la Corref, « c’est que les religieuses en Afrique, en Amérique latine, et en Asie, soient particulièrement touchées. Les femmes sont d'autant plus vulnérables qu'elles sont dépendantes financièrement des autorités ecclésiastiques locales.»
Aucun chiffre crédible n'existe à ce jour, faute d'enquête. Et lorsque des plaintes sont remontées au Vatican, des dossiers ont été détruits, a admis un cardinal au sujet des abus sexuels perpétrés contre des mineurs. Il y a toutes raisons de craindre que ce soit également le cas pour les religieuses lorsqu'elles ont osé parler. Les prédateurs, jusqu'ici, dans l'Eglise, ont été le plus souvent couverts par leur hiérarchie.
C'est dans ce sens que l'on peut replacer la dénonciation du "cléricalisme" par le pape, explique Véronique Margron. C'est également une invitation à reconsidérer la place des femmes dans l'Eglise catholique, dit-elle. Les femmes sont "martyrisées, il n'y a pas d'autre mot, lorsqu'il y a abus sexuels.»
«Aujourd'hui, ce qui est en jeu, c’est la vérité et la justice ».