Crise au Liban : " Une situation pareille peut être redressée à condition qu'il y ait un changement de système politique"

La société libanaise est dévastée suite à l'explosion de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées au cœur du port de Beyrouth, le 4 août 2020. L'économie du pays, déjà très affectée par l'épidémie de Covid-19, est en passe de se paralyser. De l'aide internationale pour reconstruire Beyrouth doit être apportée, mais comment ce pays peut-il se relever et avec qui pour y parvenir ? Entretien avec le politiste spécialiste du Liban, Joseph Daher.
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Liban : quelle reconstruction ?
La crise économique, politique et sociale au Liban est à son paroxysme suite à l'explosion du 4 août de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium. (AP Photo/Hassan Ammar)
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Les dégâts matériels de l'explosion du 4 août à Beyrouth ont été chiffrés entre 3 et 15 milliards de dollars par les autorités libanaises, soit un montant qui pourrait atteindre près de 25% du Produit intérieur brut (PIB) du Liban. C'est un véritable gouffre financier pour ce pays déjà en crise économique et financière depuis des années. Les autorités libanaises sont pointées du doigt par la population pour leur gestion plus qu'hasardeuse du stock de nitrate d'ammonium qui a ravagé la ville après avoir explosé.

Ces produits chimiques, stockés au cœur du port de Beyrouth avaient été retirés en 2014 d'un navire battant pavillon chypriote, trop endommagé pour reprendre la mer. Les membres du gouvernement, autorités judiciaires, responsables des douanes se sont renvoyés la balle suite à la catastrophe et face la demande populaire de trouver des responsables. Une enquête internationale a été refusée par le gouvernement, de l'aide étrangère devrait être apportée sous conditions, et malgré tout, le pays semble comme figé politiquement. Les conséquences de cette catastrophe pourraient-elles quand même changer à terme la situation politique, sociale et économique du Liban ?

Entretien avec Joseph Daher, enseignant à la faculté des Sciences sociales et politiques à l’université de Lausanne et professeur affilié à l’Institut universitaire européen à Florence. Joseph Daher est l'auteur du livre "Le Hezbollah, Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme" en 2019 aux éditions Syllepse.

TV5MONDE : Les dégâts causés par l’explosion du 4 août pourraient atteindre 15 milliards de dollars. Une telle somme peut-elle être réunie par l’État libanais ?
 
Joseph Daher
L'enseignant en sciences sociales et politiques, Joseph Daher

Joseph Daher : Il est clair qu'avec les politiques du gouvernement libanais actuel, il est impossible de réunir cette somme d'argent. Et même si ces sommes sont tirées de mesures imposées par le FMI (Fonds monétaire international), ça va être très compliqué. La  privatisation partielle de l'électricité au Liban, par exemple, ne résoudra pas le problème. Mais tout ça s'inscrit dans une histoire longue, avec les quatre accords de Paris qui ont tous été un échec, dont le dernier en 2018 qui était parrainé par la France.

La France a un rôle particulier au Liban, puisqu'elle est l'un des seuls pays qui a encore une influence significative en termes d'investissements publics, privés, de collaboration. Donc en 2018, la France, aidée d'institutions internationales, dont le FMI, a dit au Liban : "On vous prête 11 milliards de dollars, mais en contrepartie vous devez appliquer des mesures d'austérité". Ce qui veut dire la fusion d'institutions publiques, ne plus recruter dans les services publics, et surtout des mesures de privatisation sous des formes de partenariats public-privé. Notamment, la privatisation quasi complète de l'électricité du Liban.

La profondeur de la crise économique date des politiques menées dans les années 90, notamment par le rôle des banques au Liban.

Le projet du gouvernement de Saad Hariri, quelques semaines avant que le mouvement de contestation commence, incluait toutes ces mesures. Et il n'y a aucun désaccord sur ces mesures par les partis politiques dominants libanais. Si cet accord n'a pas été signé c'est à cause des protestations, qui au départ dénonçaient les communications WhatsApp que voulait imposer le gouvernement.

Aujourd'hui, le plan d'aide financière au Liban est exactement le même que celui de 2018 et on ne sait pas du tout comment ça va se passer. La reconstruction qui a eu lieu dans les années 90 a donné lieu à de nombreuses transactions opaques qui ont permis de bâtir des résidences de luxe, par exemple, donc rien n'est certain quant à la bonne utilisation de l'argent pour reconstruire.

TV5MONDE : Le Liban subit une crise, économique, sociale, financière et politique profonde, qui n’est pas récente, accentuée par la catastrophe. Est-il possible de redresser une telle situation ?

J.D :
Une situation pareille peut être redressée, à condition — comme les manifestants le demandent — qu'il y ait un changement de système politique. Il faut lier les choses entre elles : vous ne pouvez pas avoir un changement économique et socio-économique sans un changement du système politique. Concrètement, le système actuel utilise l'État pour la distribution de la rente entre différents acteurs privés ainsi que pour défendre des privilèges économiques et sociaux. On dit souvent "la privatisation va mener une meilleure efficacité des services",  ce qui n'est déjà pas certain. Mais la question est plutôt : avec quels acteurs privés ? Qui va départager ces différents acteurs ?

En 2015, lors de la "crise des poubelles", on s'est rendu compte que le problème venait de la fin d'un contrat entre différentes entreprises privées pour la gestion des ordures, toutes liées à différents partis politiques et qui ne se sont pas mis d'accord. Cette distribution de la rente au privé est au centre du problème. Sachant que le gâteau à se répartir a diminué, une diminution causée par des événements divers depuis 2011, comme la guerre en Syrie ou la fin des investissements massifs en provenance des monarchies du Golfe persique.

Le mouvement de protestation a une faible capacité à s'organiser de façon plus large pour faire arriver une série de demandes claires aux partis politiques dominants (…).

Mais la profondeur de la crise économique date des politiques menées dans les années 90, notamment par le rôle des banques au Liban. Ce sont les banques qui sont d'ailleurs en train de refuser les petites mesures que le FMI aimerait leur imposer, comme le contrôle des capitaux. Une mesure illégale par ailleurs au Liban, au regard de la loi, parce que ce n'est pas du tout formalisé. Et bien sûr le refus par la Banque centrale libanaise de l'audit bancaire, pour vérifier l'argent qui est sorti du pays. Tous ces refus sont soutenus par tous les partis politiques.

TV5MONDE : Malgré la mise en cause des autorités pour la terrible explosion du 4 août par une très grande partie de la population, des manifestations demandant des changements politiques, rien ne semble bouger : comment expliquez-vous cela ?

J.D : Vous pouvez avoir des manifestations importantes mais cela ne signifie pas qu'il va y avoir un changement automatique du pouvoir. On le voit dans plusieurs pays, comme en Algérie où les gens continuent de manifester et sans grand changement depuis la chute de Bouteflika. Et ce n'est pas propre à cette région du monde, puisqu'on peut penser la même chose avec les Gilets Jaunes en France. Le problème c'est l'absence d'alternative politique par le manque de structuration du mouvement populaire. Je dis ça depuis le début du mouvement de protestation libanais, en octobre 2019. Les partis "démocrates et de gauche", sont très très fragmentés et le mouvement de protestation a une faible capacité à s'organiser de façon plus large pour faire arriver une série de demandes claires aux partis politiques dominants, de créer des formes de défi au pouvoir central.

Les partis confessionnels dominants savent qu'ils ont le soutien, en partie, de différents pays occidentaux, dont la France.

Je donne souvent l'exemple du Soudan, où il y a eu des rassemblements des professionnels, de forces de changement, qui ont créé, avec leurs limites, une véritable forme de défi au pouvoir, en faisant remonter des demandes particulières des manifestants et manifestantes, en les organisant de façon beaucoup plus large.

Exercer une pression sans alternative politique, c'est un problème. Au Liban, les partis politiques dominants le savent très bien. Ce qui a manqué aux Gilets jaunes en France et qui manque aussi au mouvement de protestation libanais c'est le lien avec les syndicats. Dans le cas libanais c'est différent de la France, puisque la principale centrale syndicale CGTL est contrôlée depuis 2000 par les partis confessionnels et l'autre coordination syndicale a mis dehors tous les syndicalistes combatifs après les dernières élections, avec l'aide des partis au pouvoir. D'ailleurs, au début du mouvement en octobre 2019, les manifestants disaient "on essaye de faire des grèves sans syndicats".

Les pays occidentaux, France en tête, les institutions internationales dont le FMI au premier chef, semblent vouloir venir en aide au Liban, qu’en pensez-vous ?

Les partis confessionnels dominants savent qu'ils ont le soutien, en partie, de différents pays occidentaux, dont la France. Quand Emmanuel Macron dit qu'il faut un gouvernement d'union nationale qui soit capable de conduire les réformes demandées depuis des années, il parle des partis confessionnels. Il a été le premier à aller chercher Hariri en 2017 en Arabie saoudite pour le ramener au Liban, en annonçant qu'il fallait remettre ces partis ensemble.

La France, à la différence des Etats-Unis, ne va pas exclure le Hezbollah mais va essayer à travers le mouvement d'union nationale, de faire croire qu'elle est en faveur des acteurs politiques plutôt proches du 14 mars.

La Banque européenne de reconstruction et du développement a poussé depuis des années le développement des partenariats publics-privés, comme un instrument phare pour faire avancer les privatisations. A chaque crise financière ou même une guerre, ce sont ces mesures-là qui sont mises en œuvre. En Syrie, en 2016, le gouvernement a adopté un nouveau programme économique, le partenariat national, dans lequel le partenariat public-privé est l'instrument principal pour faire avancer les privatisations. Et vu le caractère politique de ce système dans cette région, ces privatisations bénéficient toujours à l'establishment proche du régime. Pour ce qui est des pays autour du Liban, ils sont d'accord avec la France. L'Iran a dit clairement que du moment qu'on ne touchait pas aux armes du Hezbollah, il était d'accord avec les mesures d'Emmanuel Macron. L'Arabie saoudite, son problème c'est que pour eux le Liban est perdu, puisque considéré comme contrôlé par l'Iran via le Hezbollah.

A mon sens, la France, à la différence des Etats-Unis, ne va pas exclure le Hezbollah mais va essayer à travers le mouvement d'union nationale, de faire croire qu'elle est en faveur des acteurs politiques plutôt proches du 14 mars (Coalition politique libanaise regroupant les personnalités et mouvements politiques qui ont pris part à la révolution du Cèdre à la suite de l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri, ndlr). Mais ça va être une feinte et d'ailleurs le Hezbollah va être très content d'avoir peut-être un ministre de moins. Du moment que ça stabilise le Liban et que ça permet de mettre en place les réformes, ils ne vont pas s'y opposer. Donc, oui la situation socio-économique va empirer, mais ça ne signifie pas que cela se transformera forcément en révolte populaire. Cela peut être aussi la consolidation des partis confessionnels dominants, parce que eux ont les moyens, ils peuvent redistribuer la rente et de nombreux Libanais savent que leur travail peut en dépendre, surtout si la situation empire.