Fil d'Ariane
TV5MONDE : Comment analysez-vous la rupture du contrat liant l'Australie à la France, pour l'achat de sous-marins Naval Group ?
Hubert Védrine, ancien ministre socialiste français des Affaires étrangères (1997-2002) et ancien secrétaire général de l'Elysée (1991-95) : Il y a naturellement la rupture du contrat par l’Australie. Les autorités françaises vont observer de près, avec des juristes, si les Australiens avaient le droit d’agir de la sorte et quel type de contentieux cela peut entraîner.
Il sera ensuite temps de voir est-ce que la France peut continuer à entretenir ses relations avec l’Australie, compte tenu de ce qui s’est passé. Il y a la rupture, mais aussi la méthode. Au-delà de l’aspect purement juridique, on a affaire à de la sournoiserie. Je rappelle qu’il y a eu plusieurs rencontres entre la France et l’Australie. Je n’exclue pas qu’à la fin, on considère que c’est dans l’intérêt de la France de conserver des relations avec l’Australie, surtout si l’Hexagone veut mettre en place une stratégie dans l’indopacifique. Mais on n’en est pas là. Il faut que le contentieux soit traité correctement.
TV5MONDE : Et les États-Unis qui grillent la politesse à la France, dans tout ça ?
Hubert Védrine : Le côté le plus important reste la démarche américaine. Le président Biden aurait dû appeler Emmanuel Macron afin de le prévenir d’un réajustement de sa politique étrangère, autour de l’endiguement de la Chine, en précisant qu’il monterait d’un cran sa coopération, notamment nucléaire, avec l’Australie. Tout cela aurait dû être fait en amont. C’est pourtant ce qui n’a pas eu lieu et cela montre l’écart entre ce qui s’est passé et ce que la diplomatie aurait voulu.
Même si Biden revient à une vieille idée, apparue sous Churchill, qui voulait que les seuls pays capables de se faire confiance seraient les pays anglophones, ça n’a aucun rapport avec la façon dont on traite, normalement, un allié... D'autant plus un allié comme la France, qui est un allié important.
Pour plus d'informations, lire : Sous-marins australiens ; la colère de Paris contre Washington
Pourtant, l’armée américaine respecte l’armée française et ces dernières années, les dirigeants américains s’étaient réjouis du fait que la France intervienne sur le théâtre indo-pacifique. Ils considéraient la présence française comme étant très utile. La façon dont ont procédé les États-Unis est incompréhensible, même si l’on sort de l’idéalisme et que l’on parle en terme de Realpolitik.
Les Américains ont pourtant plus besoin que jamais, d’avoir des alliés, face à la montée en puissance de la Chine. Des alliés que l’on traite comme tels, pas comme des paillassons.
TV5MONDE : Est-ce un acte qui brise la confiance ?
Hubert Védrine : Clairement, oui ! Il faut se rendre compte que cet acte va poser des questions, notamment chez les pays de l’alliance Atlantique. Tous seront en droit de se demander si les États-Unis sont fiables. N’importe quel pays protégé par les États-Unis, même en Asie, va se poser des questions à la suite de cette affaire.
TV5MONDE : La France a rappelé ses ambassadeurs, mais de quelle marge de manoeuvre dispose-t-elle ?
Hubert Védrine : Imaginez que la France n’ait rien fait, qu’elle dise que les choses continuent comme avant. Ce serait négatif pour son image. Elle a donc décidé de réagir, de marquer le coup, notamment en rappelant ses ambassadeurs sur place, afin de faire le point. Néanmoins il ne faut pas se méprendre, la France a besoin de son alliance avec les États-Unis… Mais attention, pas à n’importe quelle condition ! Sur le plan bilatéral, il va falloir que l'on demande des garanties, afin de pouvoir, de nouveau, faire confiance aux Américains.
Pour plus d'informations, voir : la France rappelle ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie
En parallèle, il faudra que la France prenne l’initiative d’une alliance européenne. Il ne s’agira pas de rompre avec les États-Unis, mais de constituer une force alternative. Ce discours, porté depuis longtemps, notamment par Emmanuel Macron, va sûrement être mis en avant dans les semaines à venir. Cette fois-ci, même les États les plus réticents, qui ont peur d’énerver les Américains, vont peut-être se rendre compte qu’il faut aller dans cette direction. Il faut créer un pôle européen, que ça plaise ou non aux États-Unis.
TV5MONDE : Finalement, ne se rend-on pas compte que l'"America First" prôné par Donald Trump perdure, malgré l'élection de Joe Biden ?
Hubert Védrine : Il n’y a jamais rien eu d’autre que le "America First". Mais les Européens se sont fait beaucoup d’illusions et ont cru des tas de choses, notamment sur le fonctionnement du monde. Sans arrêts, les Européens tombent de l'armoire et s'en étonnent.
À l’époque de Trump président, on a courbé l’échine. Beaucoup l’ont diabolisé et ont idéalisé Biden. Ils parlaient même de multilatéralisme, en sachant que dans les faits, cela va surtout dans le sens décidé par les Américains. Désormais, la France et les Européens ne se font plus d'illusions.
TV5MONDE : Qu'est-ce que l'implication américaine dans ce dossier dit de la stratégie internationale de Joe Biden ?
Hubert Védrine : Les États-Unis veulent tout organiser autour d’une confrontation, y compris militaire, avec la Chine. Avec cet événement, les Européens vont sûrement annoncer qu’ils seront plus vigilants vis à vis de l’empire du Milieu, notamment pour l'endiguer, mais il faudra qu'ils refusent la confrontation que proposent les États-Unis.
TV5MONDE : Quid de l'OTAN, qu'Emmanuel Macron disait être en "mort cérébrale" ?
Hubert Védrine : Après la déclaration d'Emmanuel Macron, un groupe de pays atlantistes a été créé afin d’avoir une réflexion sur l’OTAN. On a conclu un certain nombre de choses et notamment le fait qu’il fallait repenser l’alliance stratégique, compte tenu des changements géopolitiques. Précisément, après ce qui vient de se passer, il va falloir intégrer, dans les discussions, le fait que les États-Unis démontrent, à nouveau, qu’ils sont un allié fiable. Il va falloir qu’ils s’engagent à l'être. Ils ne peuvent plus traiter un allié comme ils ont traité la France.