Crise du coronavirus : "Il y a beaucoup de pays, comme l’Inde, pour qui la rentrée sociale va être extrêmement violente"

Suite à l'épidémie de Covid-19 et face à la plus grave crise économique que le monde ai jamais connu depuis la Seconde Guerre mondiale, les économies du monde entier tentent de se relever. Parfois, sans hésiter à piétiner les droits du travail et les considérations environnementales. À quel prix ? Entretien avec Yannick Roudaut, prospectiviste, essayiste, spécialiste des marchés financiers.  
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Inde travailleurs coronavirus
Des policiers tentent de contrôler des travailleurs migrants devant une gare. Ces derniers viennent d'autres Etats en Inde. Ils sont actuellement des milliers à chercher à rentrer chez eux, à pied, en vélo, en bus, malgré l'épidémie de coronavirus qui circule. Mumbai, Inde, vendredi 15 mai. 
AP Photo/Rafiq Maqbool
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En Inde, cinq Etats fédérés ont suspendu une grande partie du droit du travail en vigueur pour attirer de nouveaux investisseurs, notamment la Chine. Pendant trois ans, les ouvriers pourront désormais travailler jusqu'à 72 heures par semaine. Des mesures qui piétinent les droits de millions de travailleurs, dans le but de permettre le rebond économique du pays, après le coup de massue économique donné par la pandémie de Covid-19. Une nouvelle qui a choqué, alors que le monde semble être impuissant face à l'application de telles mesures. 

Yannick Roudaut est un essayiste, projectiviste, spécialiste des marchés financiers. Ses recherches se concentrent sur le développement de modèles économiques durables. 
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TV5MONDE : Existe-t-il des normes internationales permettant de réguler le secteur économique ? 

Yannick Roudaut : Des économies administrées, il n’y en a plus aujourd’hui. Nous sommes dans un monde libéralisé avec une économie libérale. L’Organisation mondiale du Commerce veille au respect du libre échange entre les pays membres, mais chaque pays dispose d’une grande liberté en interne. Il n’y a donc pas de règles internationales harmonisées. Il y a bien des protocoles, comme par exemple les accords de Paris pour le climat. Les pays signataires doivent respecter des objectifs pour atteindre la neutralité carbone en 2050, mais ce n’est pas contraignant, il n’y a pas de loi. Si vous ne respectez pas les accords de Paris, personne ne va venir vous punir, car personne n’est contrôlé, ni contraint.


TV5MONDE : L'Organisation Internationale du Travail n'édicte-t-elle pas des règles ? 


Concernant les emplois, l’Organisation Internationale du Travail, l’OIT, bâtit des normes. Elle fixe des objectifs à tenir, mais ce sont des indications, des invitations, un cadre dans lequel on encourage les gens à rentrer, mais il n’y a pas de gendarme international. Qui peut empêcher l’Inde aujourd’hui de faire sauter les droits sociaux et de dire « on va revenir à l’esclavage moderne, vous allez travailler 80 heures par semaine et vous serez rémunérés juste comme il faut mais il faut produire » ? On ne peut pas leur interdire. Cela appartient au gouvernement indien. Par contre, là où nous avons un pouvoir, c’est en tant que consommateur. Nous pouvons choisir d’acheter ou pas ces produits. 



Nous commettons la même erreur qu’avec l’esclavage des Africains
Yannick Roudaut, prospectiviste, essayiste, spécialiste des marchés financiers

TV5MONDE : Est-on en train de commettre la même erreur que nos ancêtres ? On assiste en Inde à ce que vous avez qualifié de retour à l’esclavage moderne… 

Yannick Roudaut : Nous ne sommes pas tous responsables de ce qui arrive. Il y a beaucoup de gens qui se soulèvent face à ce système économique destructeur et qui en appellent à autre chose, à un modèle frugal, respectueux des humains, de l’environnement, avec moins d’hyper-consommation. Par contre, nous commettons la même erreur qu’avec l’esclavage des Africains. Pendant trois siècles, l’Europe a exploité les Amériques, grâce à ce que l’on appelait la traite des noirs et le commerce triangulaire. Ce commerce paraissait normal à beaucoup d’Européens, c’était le « business » , et aujourd’hui on fait un peu la même erreur avec la nature que l’on exploite en disant, « oui mais ce sont les affaires, on n'a pas le choix, il faut bien développer, il faut bien croître…  », sauf que dans 20 ans, nos enfants vont nous regarder comme on regarde les maîtres esclavagistes du 18e siècle, avec effroi, en se disant : « comment ont-ils pu faire ça ? ». Et la maltraitance humaine dans certains pays suscitera la même indignation. 

climat jeunes
Une jeune allemande porte une pancarte, alors qu'elle manifeste lors d'un "vendredi, grève mondiale pour le climat", un mouvement pour la protection de l'environnement initié par Greta Thunberg et porté par la jeunesse du monde entier. A Thuringia, Allemagne, le 27 octobre 2019. 
AP Photo/Jens Meyer

TV5MONDE : Sommes-nous dans un moment critique concernant les droits humains et plus particulièrement le droit du travail ? 
 

Yannick Roudaut : Quand on a un choc économique fort, certaines personnes essaient d’en profiter pour faire passer des décisions, des lois, qui ne passeraient jamais en temps normal. Typiquement, un régime policier s’installe très vite pendant un choc, que ce soit un attentat, une pandémie… Les gens ont envie de protection, ils ont peur et c’est alors qu’on essaie de faire passer des mesures liberticides. Nous devons faire très attention à nos libertés individuelles.

Au niveau du droit du travail, ce peut-être la même chose. On ne peut pas éviter cette tentation du rebond économique par les gens qui ont le pouvoir en sortie de crise. C’est inévitable. Il y a beaucoup de pays, comme l’Inde, pour qui la rentrée sociale va être extrêmement violente si on commence à piétiner les droits du travail. Les populations ont du pouvoir et ça m’étonnerait que les gens avalent la pilule. En France, il suffit que le personnel médical ne trouve pas les vraies réponses à ses questionnements qui avaient lieu avant la crise et qu’en sortie de crise, qu'on ne lui donne pas vraiment les moyens de travailler comme il le demandait pour que vous ayez tout le monde dans la rue pour les soutenir. Parce que personne n’aura oublié que c’est à eux qu’on doit des vies sauvées. Et il n’y a pas qu’eux. Il y a tous ceux qui ont été en première ligne. S’ils ne sont pas récompensés à leur juste niveau, ce sera une colère incroyable. 

Soignante covid
Une soignante se prend la tête dans les mains après avoir soigné un patient atteint du Covid-19 et placé en unité de soins intensifs, à l'hôpital Joseph Imbert dans la ville d'Arles, en France. Le 15 avril 2020. 
AP Photo/Daniel Cole

TV5MONDE : Le Covid-19 fonctionne comme un rouleau compresseur. Il détruit les emplois, aggrave les inégalités dans la société… Une telle crise ne nécessite-t-elle pas la prise de mesures également violentes et radicales ? 

Yannick Roudaut : Des mesures drastiques et radicales oui. La violence n’est pas nécessaire. En France, on voit très bien que cette crise va générer de la misère sociale, il y a beaucoup de gens qui vont être tirés vers le bas par la perte de l’emploi, par la perte de revenus. Mais prenons des mesures radicales, luttons massivement contre l’évasion fiscale : elle représente environ 80 milliards d’euros par an en France ! Et redonnons cet argent à des gens qui vont être dans la misère, démunis. Autre mesure radicale : augmentons le SMIC de façon à revaloriser les bas salaires, donnons un peu moins à ceux qui ont beaucoup. Mais dire qu’il faut faire sauter le droit du travail, qu’il faut sacrifier le droit environnemental pour repartir, c’est faire l’impasse sur un déséquilibre qui était déjà présent avant la crise et sur lequel certains ne veulent pas revenir. Il faut partager la création de richesses. Elles étaient mal partagées avant cette crise. Il ne faut pas qu’elles soient encore plus mal partagées après. C'est une question d'éthique. 

Après, faut-il que cela passe par de la contrainte fiscale, règlementaire, ou par un Grenelle où l’on mettrait les gens autour de la table pour discuter… il y a plein de solutions. Et beaucoup sont déjà en cours. De nombreux dirigeants d’entreprises ont réduit leur salaire par deux pour permettre à leur entreprise de passer la tempête.


Ceux qui font bouger le monde sont toujours une minorité active
Yannick Roudaut, prospectiviste, essayiste, spécialiste des marchés financiers

gilets jaunes
Des manifestants du mouvement des "Gilets Jaunes" protestant contre la hausse du prix de l'essence et la présidence d'Emmanuel Macron, sur la célèbre avenue des Champs-Élysées à Paris, le 24 novembre 2018. 
AP Photo/Kamil Zihnioglu



TV5MONDE : Quel pouvoir attribuez-vous au peuple ? Il semble flotter un scepticisme ambiant sur l'avenir dans nos sociétés. 

Yannick Roudaut : Ceux qui font bouger le monde sont toujours une minorité active. Ils ne représenteront jamais la majorité. Si l’on donne le micro à la majorité, vous entendrez des gens qui vous disent qu’ils veulent un travail, un salaire correct et puis qu’ils ont très peu d’espoir sur les hommes et les femmes politiques qui les gouvernent pour changer le monde. Ils sont sceptiques et c’est normal, ils ont raison. Mais si l'on veut comprendre ce qui peut arriver dans le monde de demain, il faut regarder les minorités actives. 

Nous sommes entrés dans un tunnel de chocs 
Yannick Roudaut, prospectiviste, essayiste, spécialiste des marchés financiers

TV5MONDE : Le « monde d’après » sera comment, selon vous ?
Wall Street a récemment émis une prédiction radicale. Le monde de demain serait celui d’hier, en plus cartellisé, plus globalisé, plus technologique et plus virtuel.

Yannick Roudaut : C’est un mélange. Je ne crois pas que le monde d’après émergera dans les 6 mois. Ça ne peut se passer que d’une manière longue, sur plusieurs années. Je pense que nous sommes entrés dans un tunnel de chocs, qui vont s’entremêler, se nourrir entre eux, pendant peut-être dix ans, jusqu’à l’horizon 2030. Pendant cette période claire-obscure, des gens vont commencer à développer un monde frugal. Ils existent déjà et développent leurs idées. Ils sont des citoyens, des collectifs, mais aussi des dirigeants d’entreprises qui prennent en compte dans leur stratégie de développement des critères sociaux et environnementaux extrêmement puissants.

TV5MONDE : À qui font-ils face ? 

Il y a de l’autre côté ceux qui veulent un retour en arrière, un retour à la normale, pour eux, c’est à dire à l’hyper-consommation et production, sans contraintes écologiques et peu de contraintes sociales. Cela crée une tension. Elle est inévitable. Il n’y a jamais de basculement brutal, nous entrons dans une zone grise. La question est la suivante : qu’est-ce qui va émerger de tout ça ? Que sera le monde d’après ? Personne ne le sait. Il peut y avoir un choc exogène que personne n’anticipe, un volcan, un choc financier majeur, une crise sociale majeur qui met tout le monde dans la rue et on a une révolution… Tout peut arriver. Ce qui est sûr, c’est que si nous continuons dans le monde d’avant, sans tenir compte des effets collatéraux de notre économie, on va vers une catastrophe naturelle qui ne laissera que peu de place à l’être humain sur la planète.

TV5MONDE : Vous avez travaillé dans les marchés financiers pendant 15 ans. Vous avez ensuite opéré un virage intellectuel et professionnel suite à la crise des subprimes de 2008. Pourquoi ? 

Yannick Roudaut : J’ai effectivement travaillé dans la finance et à la bourse pendant 15 ans. Puis, quelque chose m’a interpellé. Je me suis rendu compte que le modèle classique coinçait, qu’il ne fonctionnait pas, au moment de la crise financière de 2007. C'est à ce moment là que je me suis dit que le marché n’avait pas toujours raison… J’ai accepté le fait que nous ayons pu nous tromper sur le néolibéralisme pendant 20 ans. J’ai cru qu’il était la voie royale, et bien non. Il montre ses limites, aujourd’hui en 2020. Il y a beaucoup d’économistes qui ont fait leur culbute depuis longtemps, d’autres vont la faire, et certains ne la feront jamais. 



Avec la crise actuelle, nous avons l'occasion unique de bifurquer. Si on ne saute pas dessus, nous devrons attendre les prochaines crises.   
Yannick Roudaut, prospectiviste, essayiste, spécialiste des marchés financiers

TV5MONDE : Pour vous, la crise actuelle est une "occasion unique de changement" avant d'autres épisodes plus problèmatiques...  
 

Yannick Roudaut : On voit bien toutes les crises politiques qui s’enchaînent, la sécheresse qui pose des problèmes de productions dans de nombreuses régions du monde et à laquelle on s’attend cette année en France. La crise climatique est le plus grand défi à relever. Nous vivons et allons vivre des crises financières, politiques, économiques, sociales, qui devraient nous contraindre à ralentir et de changer de trajectoire et donc d’éviter la catastrophe écologique. Il va falloir tout faire pour aider les plus démunis qui sont les plus exposés à ces crises. Avec la crise actuelle, nous avons l’occasion unique de bifurquer. Si on saute pas sur l'occasion, nous devrons attendre les prochaines crises pour réagir. Carl Gustav Jung (ndlr : médecin-psychiatre suisse mort en 1961) disait que tout bouleversement, toute crise ou maladie doit être considérée comme un signe. Elle nous donne une information pour changer de trajectoire, explorer de nouveaux chemins et changer de mode de vie. C’est un avertissement des limites d’un modèle.