Fil d'Ariane
Face au Kremlin, Emmanuel Macron multiplie les initiatives pour apaiser les tensions aux frontières de l'Ukraine. Après des échanges avec les parties russe, ukrainienne et ses alliés, le président français est le premier chef d'État occidental de premier plan à rencontrer, lundi 7 février, Vladimir Poutine depuis le début de la crise, avant de retrouver son homologue ukrainien le lendemain à Kiev. Deux déplacements qui posent la question du rôle de médiation de la France. Entretien avec Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Chine, au Royaume-Uni et en Russie.
TV5MONDE : La rencontre entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine intervient dans une période particulièrement tendue entre la Russie et les Occidentaux. Quel est l’enjeu aujourd’hui ?
Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie : Emmanuel Macron entretient depuis longtemps des relations de travail avec Vladimir Poutine. Ce lundi, il a l’intention, comme il l’a dit lui même, d’aller "au fond des choses", à la fois sur les questions de sécurité en Europe et puis, évidemment, sur la baisse des tensions autour de l’Ukraine.
Les tensions sont en effets assez fortes aujourd’hui, d’abord à cause du déploiement russe aux frontières de l’Ukraine, mais aussi parce que certaines déclarations sont très alarmistes, notamment dans les médias américains. Certaines personnalités annoncent même une guerre imminente. Il est donc important de faire baisser cette tension.
TV5MONDE : Vous l'avez dit, Emmanuel Macron souhaite dialoguer avec Vladimir Poutine. Il s’est également entretenu hier avec le président américain Joe Biden "dans une logique de coordination". Mardi 8 février, il va rencontrer le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Peut-on dire qu’Emmanuel Macron joue le rôle de "médiateur" dans le conflit ukrainien ?
Sylvie Bermann : Tout d’abord, Emmanuel Macron a un rôle particulier du fait de ce que l’on appelle le "format Normandie" (ndlr, configuration diplomatique adoptée pendant la guerre du Donbass à l'est de l'Ukraine) dont la France fait partie avec l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie. Cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu de rencontre de ce type. Ce format a donc relancé la relation entre la France et la Russie.
Par ailleurs, le président français a toujours maintenu des relations aussi bien avec Vladimir Poutine qu’avec Volodymyr Zelensky ainsi qu'avec tous ses partenaires. De plus, Emmanuel Macron est aujourd’hui président du Conseil de l’Union européenne. Il a donc intérêt à plus d'un titre à entretenir ce genre de relation.
TV5MONDE : le "format Normandie" dont vous parlez a débouché en 2015 sur les "accords de Minsk", censés mettre fin à la guerre en Ukraine. Le regain de tensions remet-il en cause ces accords ?
Sylvie Bermann : La situation est en effet difficile, d'autant plus que le dernier texte des accords, ce que l’on appelle "le paquet de mesures de mise en oeuvre", a été adopté à la suite de la bataille de Debaltsevo, une défaite militaire pour l’Ukraine. C'est difficile certes mais les accords de Minsk restent à ce jour la seule solution qui ait été mise sur la table.
Il vaut mieux se parler que de se faire la guerre
Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie
TV5MONDE : en 2008, la France a joué un rôle clef dans la résolution du conflit entre la Géorgie et la Russie ? Peut-elle jouer un rôle similaire en Ukraine aujourd’hui ?
Sylvie Bermann : Oui, bien sûr. Il se trouve que lorsque Nicolas Sarkozy est allé en Géorgie, il était également en présidence de l’Union européenne, tout comme Emmanuel Macron aujourd’hui. Ce titre confère des responsabilités particulières aux chefs d’État. Mais effectivement, la France a toujours maintenu des liens entre l’ensemble de ses partenaires, y compris avec la Russie. La France n’est pas dans une logique de sanction mais plutôt de résolution des crises.
TV5MONDE : Le Kremlin a qualifié cette rencontre de très importante. Il affirme toutefois que "la situation est trop complexe pour s'attendre à des percées décisives après une seule rencontre". La désescalade c'est pourtant ce qu’espérait la présidence française. Le pari est-il donc perdu ?
Sylvie Bermann : La diplomatie n’est jamais un échec, à moins qu’il n’y ait une guerre mais ce ne devrait pas être le cas. On ne résout pas une crise en une fois. Si c’était le cas, ce serait une très bonne nouvelle. Le fait, déjà, qu’il y ait un processus diplomatique est important. Il vaut mieux se parler que de se faire la guerre.
TV5MONDE : Vladimir Poutine semble par ailleurs plus enclin à vouloir dialoguer avec les États-Unis. Pourquoi ? Sommes-nous toujours dans une logique d’affrontement entre deux blocs ?
Sylvie Bermann : La Russie est évidemment un peu la nostalgique de l’Union soviétique. Aujourd’hui elle veut être reconnue à son rang et pour elle, l’interlocuteur principal sont les États-Unis. Mais c’est aussi parce que la Russie a fait le constat de divergences en Europe. De plus, beaucoup d’Européens sont des soutiens de Washington donc elle considère qu’elle doit, elle aussi, s’adresser à Washington.
En même temps, il y a deux choses différentes même si elles sont liées. La sécurité en Europe dont Vladimir Poutine veut parler avec les États-Unis et tous les accords de maîtrise des armements qui sont en cours. Joe Biden a eu un contact avec Poutine à Genève et a ensuite décidé d’envoyer des troupes à la frontière ukrainienne. Il y a des échanges également sur l’OTAN à la suite des demandes qui ont été formulées par la Russie, il y a eu des réponses américaines.
S’il devait y avoir un conflit, serait bien plus importantes pour l’Europe et l’Union européenne que pour les États-Unis
Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie
Mais malgré tout cela, je pense qu'il y a quand même une reconnaissance par la Russie, du format Normandie pour régler la question.
TV5MONDE : Emmanuel Macron rencontrera demain Volodymyr Zelensky. L’Ukraine ne faisant pas partie de l’Union européenne, quel est le projet de l’Europe vis-à-vis de ce pays ? Pourquoi ?
Sylvie Bermann : Ce qui est clair, c’est que les Européens soutiennent l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. De plus, ce pays est sur le territoire européen bien qu’il ne fasse pas partie de l’Union européenne. Il y a donc un effet de proximité. C’est en cela que l’Ukraine est une question européenne.
L’idée est de se mettre d’accord sur la manière de résoudre le problème
Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie
Même si les Américains ont pris des positions parfois guerrières tout en disant que l’OTAN n’interviendra pas, les conséquences, s’il devait y avoir un conflit, seraient bien plus importantes pour l’Europe et l’Union européenne que pour les États-Unis. Il y a donc une logique à ce que l’Union européenne soit directement impliquée et dans le cas présent, la France comme l’Allemagne qui font partie du "format Normandie".
TV5MONDE : pensez-vous que la présidentielle française puisse être un caillou dans la chaussure d’Emmanuel Macron dans sa médiation dans le conflit Ukrainien ? Ou à l’inverse, pensez-vous que le conflit ukrainien peut-être un obstacle dans sa campagne, s’il se présente ?
Sylvie Bermann : Ni l’un ni l’autre. Emmanuel Macron continuera sa médiation jusqu’au bout. Encore une fois, on ne pourra parler ni d’échec ni de réussite, même s’il y avait un retrait à la frontière ukrainienne et une mise en oeuvre des accords. Je pense que le temps de la diplomatie est un peu plus long. L’idée est de se mettre d’accord sur la manière de résoudre le problème dans le cadre du groupe de contact qui vise à mettre en oeuvre tous les aspects des accords de Minsk.