La détresse des populations grecques, espagnoles, portugaises, et même italiennes, face à ces politiques d'austérité est avérée et prend des proportions inquiétantes : cela peut-il encore durer, selon vous ? Les dirigeants politiques peuvent-ils encore continuer à aller contre leurs peuples ? Je crois que le grand sujet d'inquiétude des dirigeants politiques est justement "jusqu'où ne pas aller trop loin" : ils testent en quelque sorte la capacité de résistance des peuples. Mais le problème est qu'ils [les dirigeants politiques] ne savent pas où aller ailleurs. Ils voient bien que le logiciel qu'ils utilisent ne fonctionne pas, mais ils sont incapables d'en changer, parce que cela signifie tout changer et cela représente une autre politique monétaire, une autre Europe, et pour eux c'est un saut dans l'inconnu. Il faudrait des femmes ou des hommes d'une trempe qui n'existe pas dans le personnel politique, du moins jusqu'à ce jour. Il y a une tétanisation des dirigeants, parce que la colère gronde, et ils voient que ce qu'ils font ne marche pas mais ils ne savent pas quoi faire d'autre. L'Allemagne a-t-elle une responsabilité particulière dans l'imposition de cette politique uniquement centrée sur la réduction des déficits ? Oui, bien sûr qu'elle a une responsabilité importante. Les différents gouvernements allemands développent des politiques qui bénéficient à l'Allemagne et seulement à l'Allemagne. Ils imposent aux autres, notamment grâce à la BCE, des politiques qui ne conviennent pas ces autres pays. Un expert de la Deutsche Bank disait récemment que l'Allemagne peut très bien s'en tirer avec un Euro à 1,71 $, c'est son seuil de douleur, mais pour la France c'est 1,34 $ et 1,14 $ pour l'Italie. Par définition une politique monétaire ne peut pas convenir à tout le monde à la fois. On ne peut pas dévaluer une monnaie unique, alors on dévalue par d'autres biais, c'est ce qu'a fait
Schröder en forçant à la stagnation des salaires, ce qui équivaut à une dévaluation ! Les partis dits populistes, souverainistes et anti-européens se frottent les mains en ce moment, comme en Italie : sont-ils à craindre ? Je ne suis pas d'accord avec cette terminologie de populiste qui stigmatise en réalité la démocratie, puisque le populisme c'est le peuple. Les Italiens ont exprimé leur colère avec les outils qui étaient à leur disposition : le "Peuple de la Liberté" (parti de Berlusconi, NDLR) et le "Mouvement Cinq étoiles" (Parti de l'ex-comique Beppe Grillo, NDLR). Ce qui compte c'est moins le vecteur de cette contestation que les causes de cette contestation. Et là je crains que les dirigeants de l'Union européenne ne se rendent compte que c'est une contestation contre l'Europe et qui aboutisse à l'inverse des buts recherchés puisque les traités parlent de lien entre les peuples et là, c'est un rejet, avec une Allemagne qui fait l'unanimité contre elle. Donc c'est une catastrophe générale. Si ces politiques d'austérité ne sont pas une bonne solution, quelles sont les alternatives ? Au plan théorique on pourrait imaginer que se fasse au niveau de l'Union européenne ce qu'a fait l'Allemagne avec la RDA, mais avec un coût astronomique : un budget fédéral européen qui représenterait 10 ou 15% du PIB de l'Allemagne, avec des transferts massifs vers les autres pays pour les mettre à peu près au même niveau. Mais ce modèle n'est pas applicable en réalité à l'Europe, le budget européen est de 1% du PIB de l'Union. Il faudrait alors faire tourner la planche à billets, comme le font les USA avec la FED, ou au Royaume-Uni avec la banque d'Angleterre… au Japon aussi. La sortie de l'Euro de certains pays en trop grande difficulté est-elle envisageable ? J'ai la conviction que la construction de l'Euro n'est pas tenable. Il y a un vis de forme inaugural. C'est le type même de la fausse bonne idée. On avait un marché unique, alors on a dit "on fait une monnaie unique". Mais par définition, une politique monétaire ne peut pas convenir à tout le monde comme je le disais auparavant. Ce qu'il aurait fallu faire, et certains politiques soutenaient cette approche, c'était de créer non pas une monnaie unique mais une monnaie commune, convertible, mais en gardant alors les monnaies nationales avec des dévaluations, etc… La Grèce ne pourra jamais rembourser ses dettes. C'est 2% du PIB de la zone Euro, mais avec l'Espagne ou l'Italie c'est autre chose. Certains pourraient être forcés à sortir de l'Euro, c'est certain. Pour finir, un "printemps européen" est évoqué, face à une Union européenne aveugle et sourde, qui refuserait d'entendre la souffrance que ses politiques infligent aux populations : qu'en pensez-vous ? Je me garde de tout pronostic, mais les conditions sont réunies pour une explosion, et ce qu'il s'est passé en Italie va faire réfléchir pas seulement les dirigeants mais aussi les mouvements sociaux et les peuples. Donc ces élections italiennes sont un signal d'alarme que les dirigeants auraient tort de négliger.