Croissance, PIB : la grande escroquerie ?

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Croissance, PIB : la grande escroquerie ?
Croissance du PIB : fatalité ou vision réductrice de l'économie ?
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L'invocation d'un retour de la croissance économique est au cœur de tous les discours politiques. Sans croissance, point d'issue ? Pourtant, d'autres voies sont creusées et cherchent à se faire entendre, innovantes, utopistes, ou futuristes : pourrions-nous entrer dans une nouvelle ère où la croissance ne serait plus l'alpha et l'oméga de la bonne santé sociale et économique d'un pays ?
Croissance, PIB : la grande escroquerie ?
Jean-Paul Fitoussi, économiste français, ancien président de l'OFCE de 1989 à 2010
PIB : cet acronyme revient sans cesse dans la bouche de tous les analystes et obsède les dirigeants, politiques nuit et jour. Le produit Intérieur Brut (la valeur des productions  créées) est censé croître chaque année pour permettre de créer des emplois, enrichir le pays et in fine… améliorer le niveau de vie de la population. C'est du moins ce qui est répété à longueur de temps et préoccupe les économistes. Pourtant, si la baisse du PIB (ou sa stagnation), sont synonymes de hausse du chômage dans le cadre de la crise économique actuelle, à l'inverse, l'augmentation permanente de ce même PIB n'a pas prouvé sa capacité à créer des emplois en nombre suffisant, ni améliorer le niveau de vie des populations. Le continent africain en est un exemple frappant : les 5% de croissance annuelle en moyenne depuis plus de 10 ans n'ont absolument pas changé la situation économique et sociale du continent africain : la pauvreté y est toujours massive (communiqué de presse avril 2013 de la banque mondiale : En dépit du ralentissement mondial et d’une pauvreté persistante, l’Afrique maintient sa forte croissance.) En Europe, malgré des années de croissance satisfaisantes, jusqu'à la crise de 2008, le chômage n'a jamais reculé de façon conséquente et les inégalités n'ont fait… qu'augmenter. Le modèle basé sur la croissance du PIB est-il arrivé à sa limite, alors que la crise financière est désormais requalifiée par de nombreux économistes et décideurs politiques sous l'appellation de mutation économique ?

Limites physiques d'un modèle à bout de souffle

Promouvoir la croissance revient à rêver d'un monde aux ressources et à l'espace infinis ce qui n'est pas le cas puisque la planète est limitée. La dégradation de l'écosystème, la raréfaction des énergies fossiles, la pollution, la dégradation de la biodiversité sont désormais des sujets concrets et de premier ordre : comment une politique économique basée sur la croissance permanente, peut-elle s'accommoder de ces contraintes qui viennent souligner l'impossibilité d'à la fois produire et consommer toujours plus dans un monde fragilisé, aux ressources de plus en plus réduites ? Des approches basées sur une économie "libérée" de l'indicateur de PIB et de la course à la croissance existent. Ces nouvelles approches ne sont pas toujours très bien comprises ou expliquées, elles semblent parfois un peu utopiques ou trop théoriques, mais ont le mérite de proposer une autre voie que celle martelée par les responsables politiques depuis des décennies, alors que l'écroulement économique et social guette une grande partie des sociétés industrielles.

Décroissance soutenable

S'il n'est pas possible, raisonnablement, de continuer à produire et consommer toujours plus, que l'équation  qui veut que plus de production équivaut à plus de travail et de bien-être n'est plus valable, il est alors temps de changer de modèle. Les mouvement pour la décroissance, les "objecteurs de croissance", partent de ce constat d'échec de la politique de croissance économique pour proposer une nouvelle approche qui ne prendrait plus en compte le PIB comme indicateur, puisque celui-ci n'est basé que sur le quantitatif et non sur le qualitatif. Les décroissants proposent une société de la "sobriété heureuse", qui empêche le gaspillage, relocalise les productions, cherche à produire mieux au lieu de produire toujours plus. L'écologie est au centre de la théorie des "objecteurs de croissance" tout en contestant le "développement durable", concept à base d'un oxymore puisque le développement en tant que tel ne peut pas durer sans se trouver confronté aux limites du monde physique. La vision économique et politique des décroissants est souvent décriée de toutes parts : la croissance économique restant le saint Graal d'une société qui ne réfléchit qu'en termes productivistes, consuméristes et est enfermée dans un dogme industriel issu du XXème siècle. Mais pour autant, des économistes intéressés par le sujet, comme Jean-Paul Fitoussi (voir encadré) restent dubitatifs sur la vision décroissante : "si on parle de la décroissance des revenus nationaux et donc d'un surcroit de frugalité des populations, cela signifie que l'on impose à l'échelle mondiale une quasi pauvreté. J'ai fait un petit calcul pour savoir de combien serait le revenu par habitant sur la planète, en tenant compte des différences de pouvoir d'achat. Le résultat est que le revenu de chacun serait égal au RSA. Donc tout le monde serait également pauvre. Le monde est beaucoup plus pauvre que l'on ne le dit, parce qu'il est vu par le prisme des pays riches. Il n'y a pas de prédation théorique entre pauvres et riches : plus les pauvres s'enrichissent, plus les riches s'enrichissent. Mais la question est de savoir ce qu'on appelle la richesse. Est-elle quantitative ou qualitative ?"

L'économie positive

Croissance, PIB : la grande escroquerie ?
Voici comment les promoteurs de l'économie positive présentent leur concept : (…)un nouveau paradigme économique plus juste, équilibré et responsable : une économie dite "positive" dans laquelle les richesses créées ne sont pas une fin en soi, mais un moyen pour servir des valeurs supérieures, éthiques, altruistes ; une économie qui intègre un horizon de temps long, qui replace l'homme au cœur de ses objectifs, un modèle éminemment inclusif au service de l'économie réelle. L'économie positive, c'est aussi et prioritairement un autre regard sur la transmission des savoirs, la formation des décideurs de demain, la nécessité de mettre un terme à la prédation des ressources naturelles, de respecter la biodiversité en inventant de nouvelles solutions énergétiques, de repenser la gestion des biens communs comme l'eau... Ces objectifs de soutenabilité et de durabilité doivent être partagés par tous, entreprises, Etats et citoyens dans les pays développés comme ceux en développement. Car derrière l'exhortation à sauver la planète, il faut comprendre l'urgence à sauver l'humanité.(…) Si la problématique de la croissance du PIB n'est pas abordée, critiquée directement, comme les mouvements décroissants peuvent le faire, l'économie positive reste singulièrement proche des concepts décroissants par l'accent mis autour de l'écologie, la sobriété énergétique, la soutenabilité, la durabilité, etc… La première édition du LH forum - mouvement pour une économie positive, en septembre dernier, sous la houlette de Jacques Attali, a même vu le président de la République intervenir par vidéo-conférence et approuver la démarche.
Dans les actes politiques, cette approche ne semble pourtant pas très présente, comme le remarque Jean-Paul Fitoussi, qui explique ce décalage par le fait que "les gouvernements nationaux ne font que ce qu'ils mesurent, c'est à dire que ce que nous éclairons détermine nos actions, mais que ce que nous n'éclairons pas est totalement négligé. Le plus important à retenir si l'on parle de soutenabilité est que les générations suivantes doivent pouvoir faire au moins les mêmes choix que nous avons été en mesure de faire. Pour cela il faut que ces générations héritent d'un capital au moins égal à l'ancienne génération. Je parle d'un capital économique privé et public, mais aussi le capital social, humain et naturel. Donc, les mesures de soutenabilité doivent être faites par des mesures de ces différents types de capitaux de façon très précises et de toute urgence. Dans la période actuelle pour mesurer la richesse nous ne nous intéressons exclusivement qu'à la dette dette publique, alors que la dette publique n'est qu'une partie dans le bilan de la nation, et elle est au passif du bilan de la nation. Si en réduisant cette dette je mets en faillite des milliers d'entreprises, supprime des milliers d'emplois, détruis du capital humain, et comme le chômage est lié à l'intégration sociale, on détruit aussi du capital social, et si de surcroit nous n'avons plus les moyens de réparer l'environnement, baisse de la dette oblige ; en réalité on croira avoir gagné un point de PIB en moins de dette publique, alors qu'en réalité on aura perdu plusieurs points de richesse de la nation. C'est exactement ce qu'il est en train de se passer… Sachant qu'en plus, nos gouvernements nationaux n'ont aucune autonomie, ils sont obligés d'appliquer la feuille de route européenne qui dit "réduisez la dette et le déficit en pourcentage du PIB". Non pas en pourcentage de la richesse ou du bien être qui pourrait mener à des politiques radicalement différentes ! "

Une économie post-croissance

Le principe d'une économie qui se développerait avec très peu, voire sans croissance, mais qui serait vectrice de mieux-être social et environnemental est déclaré comme étant de "post-croissance". Le principe est assez simple à comprendre : produire mieux de façon responsable, éthique et écologique demande plus de travail que produire de façon destructrice et massive, comme l'industrie actuelle le fait actuellement. Pour comprendre ce principe, les exemples ne manquent pas : un basculement de l'agriculture intensive vers l'agriculture bio pourrait créer 50% d'emplois en plus… pour produire la même quantité de nourriture. Plus d'emplois, donc de travail, plus de qualité mais sans croissance. Avec même une perte de productivité. Ce changements de paradigme amène à ré-évaluer nos modes de calculs économiques productivistes et industriels issus du XIXème et du XXème siècle : ce n'est donc plus la productivité et la croissance du PIB qui jouent dans la balance, mais la qualité et la création de travail, alliées à la durabilité. Avec de nouvelles mesures, dont celles qui peuvent nous indiquer ce qui nous manque, "comme le "bien-être" souligne Jean-Paul Fitoussi, qui surenchérit sur ce sujet : "qu'est-ce qui fait que le bien-être d'une population s'accroit ? Et par exemple, comment participe à ce bien-être, la préoccupation de l'environnement, pas de manière morale, mais concrète".

Efficacité Vs Efficience

Certains économistes se sont affranchis du PIB en créant d'autres indicateurs. C'est le cas du Genuine Progress Indicator (GPI), l'indicateur de progrès véritable (IPV), qui établit des facteurs négatifs et positifs pour le calcul des activités générées au sein d'une société. Ce que le PIB ne fait pas, bien au contraire, puisque dans le cas d'une pollution ou d'une destruction par la guerre, le PIB augmente puisqu'il faut ensuite dépolluer ou reconstruire le pays… Ainsi, avec l'indicateur de progrès véritable, une pollution ou une dépollution ne peuvent pas faire augmenter l'indice, mais au contraire, le dégradent. Malgré tout, pour Jean-Paul Fitoussi, le PIB est constitué en premier lieu de qualitatif aujourd'hui : "l'essentiel de la croissance est quand même qualitative, parce que c'est l'amélioration de la qualité des produits qui participe directement à la progression du PIB. Cela est vrai pour les ordinateurs, l'automobile, les travaux dans les habitations. Mais le problème reste que nous n'utilisons pas de mesure nette, seulement le brut. Si l'on retranchait du PIB les destructions occasionnées par la production, alors nous aurions un produit intérieur net beaucoup plus faible que celui que nous mesurons aujourd'hui. Il n'en reste pas moins que le PIB a une importance aujourd'hui, parce qu'il n'y a pas de solution au problème de l'emploi sans augmentation de l'activité économique. Aujourd'hui. A part avec la réduction du temps de travail. Il n'y a pas de miracle : soit on enrichit le PIB en emploi, c'est le partage du travail, mais nécessairement vous avez une baisse du pouvoir d'achat. Mais pas nécessairement du bien-être. Mais ces problèmes ne sont pas posés à l'échelle nationale." Toutes ces nouvelles approches se rejoignent, même si parfois elles peuvent s'affronter telle l'économie circulaire, basée sur le recyclage, promouvant une économie sobre en énergie et en matières premières, luttant contre le gaspillage mais ne remettant pas en cause radicalement la production industrielle. Un point commun, cependant, les réunit toutes : une analyse radicale de la situation planétaire déclarée dramatique, à de nombreux niveaux : énergétique, environnementale, social, économique. Le système capitaliste, productiviste, issu du fonctionnement de la deuxième moitié du XXème siècle y est toujours contesté, sa capacité à assurer le bien-être de l'humanité largement remis en cause. Le capitalisme libéral vise l'efficacité par la concurrence la plus large quitte à détruire des équilibres vitaux : les nouvelles voies visent l'efficience pour préserver l'environnement au sens large, afin d'améliorer la condition humaine. Gaspillage, épuisement des ressources, hyper-consommation, environnement : le constat sur le modèle actuel basé sur la seule croissance économique est qu'il semble incapable de relever ces défis. Mais basculer dans de nouveaux modèles, de nouvelles mesures demande de la volonté. Politique, avant tout. Le tout est de savoir qui les porteront et les mettront en œuvre. Pas dans des décennies, mais avant que la catastrophe annoncée ne soit trop profonde…