Generacion Y est le blog alternatif le plus lu de Cuba. Lu sous le manteau, puisque les Cubains n’y ont pas accès. Aux manettes depuis 2007, Yoani Sanchez, trentenaire, éduquée pour incarner
"l’homme nouveau" qui ne verra jamais le jour. Malgré les prix qui lui ont été décernés, elle a toujours les pieds bien ancrés dans la réalité cubaine : la queue pour faire ses courses, le système D pour surfer sur Internet, la lutte pour la liberté d’expression et pour sa propre sécurité. Depuis La Havane, celle qui se définit comme une "blogueuse aveugle" a répondu à nos questions.
“À Cuba, le pouvoir a peur des blogueurs“
Qu’est-ce qui a motivé la création de votre blog, "Generacion Y" ? Je me demandais pourquoi le pays où je vivais ne ressemblait pas à celui qu’on m’avait promis quand j’étais petite. Cette réalité cubaine, si difficile, voire asphyxiante, ne ressemblait pas du tout à celle qui était proposée dans les discours des politiques. C’est de cette contradiction, entre ce qui se disait et ce qui se passait, que sont nés mes doutes. J’ai ressenti le besoin impérieux de m’exprimer, de questionner ma réalité. Comment gérez-vous "Generacion Y", inaccessible à Cuba depuis mars 2008 ? Je suis une blogueuse aveugle. À l’extérieur, des collaborateurs m’aident à poster les articles et une vingtaine de bénévoles les traduisent en 19 langues. Je ne peux pas relire leur travail mais je reste l’administratrice de "Generacion Y" : rien n’est ajouté ou enlevé sans mon accord. Je décide des thèmes abordés, de la fréquence d’actualisation, de la forme du site. Dans un pays où la presse est verrouillée et où il est très difficile de se connecter, comment vous informez-vous ? Je m’informe principalement grâce aux SMS que je reçois sur mon téléphone portable. Je me connecte une fois par semaine ou une fois tous les quinze jours à Internet dans les hôtels ou les cybercafés auxquels les Cubains ont accès. Une carte Internet d’une heure coûte 6 pesos convertibles, soit environ 5 euros. Je n’utilise pas l’heure en une seule fois. Je ne surfe pas. J’utilise principalement les mails et les flux. Je charge les pages sur une carte mémoire et je les lis chez moi. Nous, les Cubains, sommes doués pour nous débrouiller quand c’est interdit, censuré ou rationné. Nous nous informons au marché noir tout comme nous y achetons du lait ou de la viande. Par exemple, posséder une antenne parabolique est illégal. Elles sont confisquées à leurs propriétaires qui écopent de fortes amendes. Qu’importe, les Cubains les cachent dans les réservoirs d’eau ou sous les piles de draps ! Ensuite ils font des copies des programmes, les louent ou bien les font circuler entre amis. Tous les mois, je fais une copie du contenu de mon blog sur un CD pour ceux qui ne peuvent pas aller sur la Toile.
Que signifie être internaute à Cuba ? Être internaute à Cuba, c’est une aventure. Nous sommes des "déconnectés". Internet, c’est une demi-heure une fois par semaine, ou tous les quinze jours. C’est très angoissant et frustrant de tenter durant cette demi-heure de publier des posts sur un blog, de lire ses mails et de s’informer. Il faut optimiser le temps. Mais grâce à la solidarité, on y arrive, même avec peu de ressources technologiques. Les connections Internet à domicile sont réservées aux hauts fonctionnaires ou aux étrangers. Un résident étranger débourse environ 150 pesos convertibles [130 euros] par mois. Un prix prohibitif pour un Cubain dont le salaire moyen est de 20 pesos convertibles. Les citoyens cubains ont accès à Internet uniquement dans les hôtels ou les cybercafés et tous les blogs hébergés sur cuba.com leur sont inaccessibles. Héberger un blog sur un serveur cubain est un privilège réservé à l’État. Mon blog est hébergé en Allemagne. Que pensez-vous des réseaux sociaux ? Chez nous, l’accès et l’utilisation des réseaux sociaux est loin d’être aussi intense qu’en Europe, par exemple. Ici, il n’y a pas de débat sur la vie privée. À Cuba, nous voulons dire et non cacher, nous ne sommes pas anxieux à l’idée de communiquer des informations à l’extérieur. Nous n’en sommes pas à l’étape où les réseaux sont un problème. Pour nous, les réseaux sociaux sont des médias d’urgence. Aucun message sorti de Cuba n’est frivole. Ce sont plutôt des cris, des SOS. Le web a-t-il changé Cuba ? Oui. Aujourd’hui à Cuba le mot "blogueur" signifie quelque chose, fait même parfois peur. Le blogueur inquiète, il peut être journaliste, il peut transmettre des informations. Le web fait désormais bien partie de la réalité cubaine. Au point que le poids de la blogosphère a obligé le gouvernement à prendre position sur certains événements. Grâce à Twitter - sur lequel nous émettons en aveugle et que nous ne pouvons pas recevoir - et aux blogueurs, la mort d’Orlando Zapata [ndlr : prisonnier politique] a suscité des réactions non seulement de la communauté internationale mais de l’intérieur de Cuba. Le cas d’Orlando Zapata a même été mentionné à la télévision, une première. Avez-vous peur ? Tout le temps, quand on vit dans une société où l’État peut changer les lois, juger les gens sur de fausses accusations, interdire à ses ressortissants de rentrer ou de sortir du pays, stigmatiser les familles... Mon blog est la source de mes inquiétudes mais paradoxalement il me protège. Le prix que je paye pour l’écrire, c’est que je n’ai pas le droit de sortir de Cuba. Je ne peux pas voyager à l’étranger pour recevoir les prix qu’on me décerne ou honorer les invitations que je reçois. C’est clairement une punition qu’on m’inflige à cause de ce que j’écris. Pourtant, ce sont justes les réflexions d’une citoyenne. C’est un bon indicateur du niveau de respect de ce pays envers la liberté d’expression. Que souhaitez-vous pour Cuba ? J’aspire à une société où la propriété ne serait pas stigmatisante. Où la créativité, le talent, l’énergie, pourraient être récompensés. Je m’exprime non pas en tant que politique mais en tant que citoyenne qui interroge. Je n’ai pas les solutions aux problèmes de l’île, mais je suis convaincue qu’en autorisant la liberté d’expression, en écoutant la pluralité cubaine, des idées et des programmes politiques et sociaux innovants surgiront.
Écoutez Yoani Sanchez
17.08.2010“Être internaute à Cuba, c’est une aventure. Nous sommes une île de "déconnectés". Internet, c’est une demi-heure une fois par semaine ou tous les quinze jours. C’est très angoissant et frustrant de tenter durant cette demi-heure de publier des posts sur un blog, de lire ses mails et de s’informer. Il faut optimiser le temps d’un clic à l’autre, d’une page à l’autre. Cela génère beaucoup de tension. Mais grâce à la solidarité, on y arrive “
Yoani Sanchez, électron libre cubain
Biographie
Le titre de sa thèse de philologie en dit déjà long sur elle : "Paroles sous surveillance. Une étude sur la littérature de la dictature en Amérique latine". Yoani Sanchez, née en 1975 à La Havane, est aujourd’hui la blogueuse cubaine la plus connue en dehors de son pays. Sa carrière de philologue a été brève. Elle a surtout exercé comme professeur d’espagnol pour les touristes en goguette à Cuba avant d’émigrer en Suisse durant deux ans. Nostalgique, elle rentre à Cuba en 2004. Passionnée d’informatique, elle travaille comme webmaster et chroniqueuse. En 2007, elle lance Generacion Y, un des premiers blogs critiques de l’île. Si ses compatriotes y ont accès de manière aléatoire, le monde entier lit ses "chroniques désenchantées" sur la vie à Cuba, où la presse indépendante n’existe pas. Le succès est tel qu’en mars 2008 les autorités bloquent le site jusqu’à une date indéterminée. La pression est forte. Sur Generacion Y, Yaoni Sanchez publie les photos des agents de sécurité du gouvernement chargés de la suivre en permanence. En novembre 2009, alors qu’elle se rend à une manifestation pour la paix, elle est brièvement arrêtée et frappée. Son combat dépasse désormais celui de la défense de la liberté d’expression : la même année, elle lance un appel à Barack Obama pour changer les relations entre Cuba et les États-Unis. Et
c’est sur son blog que le président américain lui répond et la félicite pour son courage. À côté de son activité de blogueuse pour laquelle elle a gagné de nombreux prix, Yoani Sanchez collabore à des publications comme le
Washington Post,
La Stampa ou
Clarin. Yoani Sanchez est mariée à Reinaldo Escobar, journaliste indépendant. Ils ont un fils.
Un blog récompensé à l'international
2009 -Sélectionné comme l’un des 25 meilleurs blogs par Time Magazine et CNN -Prix Maria Moors Cabot de journalisme décerné par l’université de Columbia -Yoani Sanchez est designée par la revue Time Magazine comme l’une des cent personnalités les plus influentes au monde 2008 -Prix Ortega y Grasset dans la catégorie "journalime électronique", qui récompense la défense de la liberté d’expression -Prix du Jury au Bitacoras, blogosphere hispanophone -Gagnant des Bobs 2008, concours international de blogs de la Deutsche Welle
Les blogs préférés de Yoani Sanchez