On trouve pour la première fois un pays européen ennemi d'Internet, dans la catégorie sous surveillance, la France. Pourquoi ? Plusieurs choses nous ont alertés :
les pressions sur les journalistes en ligne et leurs sources lors de l'affaire Bettencourt, et puis deux lois : Hadopi d'abord et le principe de la riposte graduée - lutter contre le téléchargement ilégal est tout à fait honorable mais couper l'accès à Internet, même temporairement, est inacceptable. Pour nous, l'accès au net est un droit fondamental et devrait être reconnu comme tel, en France et à l'international. Ensuite, c'est la LOPPSI 2 qui nous pose problème. L'article 4 pose un filtrage du net décidé par une administration et non un juge, là aussi pour une cause louable - la lutte contre la pédopornographie sur Internet. Mais y aura-t-il d'autres causes à laquelle sera étendu ce filtrage plus tard ? C'est inquiétant pour la liberté d'expression en ligne. Sans compter que le filtrage du net n'est pas forcément la bonne manière de lutter contre la pédopornographie, puisqu'il est facilement contournable. Il y aussi un climat général en France qui nous a inquiétés : une
proposition de loi sur la neutralité du net qui vidait à encadrer la LOPPSI 2 a été rejetée par les députés ; lors de la divulgation des câbles diplomatiques par WikiLeaks, les autorités françaises ont voulu empêcher l'hébergement en France du site ; le ministre
Eric Besson a fait des déclarations allant à l'encontre de ce principe, pour nous absolu, de la neutralité du net. Adopter des structures législatives potentiellement liberticides pour Internet est aussi un mauvais exemple pour d'autres pays. L'Espagne et le Royaume-Uni préparent des lois similaires mais assorties de garanties judiciaires bien plus satisfaisantes.
Les Etats-Unis sont absents de votre liste, alors qu'ils envisagent de lancer des poursuites judiciaires contre Julian Assange... C'est vrai que les belles déclarations d'Hillary Clinton en janvier 2010 tombent un peu à l'eau. Dès qu'il s'agit de sécurité nationale, ces grands principes de liberté d'expression deviennent gênants. Nous avons écrit à Eric Holder et à Barack Obama pour leur dire de ne pas lancer de poursuites car nous considérons que les activités de WikiLeaks sont couvertes par le Premier amendement.
Diriez-vous que la Chine est l'ennemi numéro un de l'Internet ? C'est vrai que la Chine a le système de censure le plus sophistiqué au monde, et la plus grande prison pour net-citoyens (77 personnes, NDLR). On serait donc tenté de la sacrer « championne ». Mais il ne faut pas oublier l'Iran, qui a des pratiques liberticides plus subtiles et vicieuses. Les autorités jouent notamment sur la bande passante, en ralentissant la vitesse de connexion dès qu'il y a une manifestation ou un événement contestataire prévu, afin que les gens ne puissent pas poster ou télécharger de vidéos et de photos. Ils sont aussi passés maîtres dans l'art de rediriger des sites d'opposition vers des sites pro-gouvernementaux qui leur ressemblent de manière étrange. En troisième position, je pense au Vietnam, où il y a depuis 2009 des vagues d'arrestation de cybermilitants ainsi que beaucoup de harcèlement au quotidien envers leurs proches et leurs familles.
Après le blocage pur et simple du réseau, les gouvernements tentent aujourd'hui de manipuler l'info sur le web... Il existe par exemple des blogueurs « sponsorisés », donc payés par les autorités, soit pour poster des commentaires pro-gouvernementaux, soit pour injecter des fausses informations et discréditer ainsi des cyberdissidents. Ils sont là pour occuper le terrain puisqu'Internet était jusque là plutôt le champ réservé des dissidents et de la société civile. Aujourd'hui les régimes autoritaires ont compris qu'il fallait faire passer leur message et leur propagande, ou bien en payant des gens ou bien en le faisant eux-même : beaucoup de dirigeants et d'officiels ont maintenant leurs propres blogs ou comptes Twitter. Autres outils nouvellement utilisés, les cyberattaques par déni de service ou DDOS, pour faire tomber des sites d'opposition, ou de simples redirections de sites d'opposition vers des sites pro-gouvernementaux. En dernier recours bien sûr, les autorités coupent totalement l'accès au web.
En 2010, avec les révélations de WikiLeaks, puis les révolutions en Tunisie et Egypte, on a vu le rôle crucial du web. 2010 est-elle l'apogée d'Internet ? Avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes, c'est clairement la consécration du potentiel d'Internet et des réseaux sociaux en tant qu'outils de diffusion de l'information et de mobilisation. Après il ne faut pas oublier que ce sont des révolutions humaines, des gens y ont laissé la vie. Ce qui est sûr c'est que tous les gouvernements, et pas seulement les régimes autoritaires, ont pris conscience en 2010 de l'importance de ce nouveau canal d'information qu'est Internet.
Comment voyez-vous l'avenir du web ? Quand on voit les systèmes de filtrages mis en place par certains gouvernements, on craint évidemment une ségrégation digitale : en fonction du pays où on est, on n'a pas accès à la même version d'Internet, ce qui n'est pas du tout l'idée de départ. Mais la formidable solidarité entre les net-citoyens à travers le monde me rassure et me rend optimiste.