Cynthia Fleury : “Nos paradoxes mis à nu par l’affaire Cahuzac“

"Moralisation de la vie politique", depuis le scandale Cahuzac et les déclarations de patrimoine des ministres français, le terme est sur toutes les lèvres. Mais cette moralisation se résume-t-elle à des mesures de transparence financière ? En pleine tourmente, Cynthia Fleury, philosophe politique, nous apporte son éclairage.
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Cynthia Fleury : “Nos paradoxes mis à nu par l’affaire Cahuzac“
Couverture du rapport moral sur l’argent dans le monde (Caisse des Dépôts)
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L’immoralité en politique ne se niche-t-elle que dans des questions financières ? Non, mais très souvent l’immoralité se concrétise par des pratiques qui sont financières. L’argent est là pour acheter du pouvoir, acheter des votes, consolider du clientélisme... Au final, très souvent, c’est le bout d’une chaîne qui est gangrénée par manque de justice et de vertu politique. Déjà, si on appliquait de manière plus consciencieuse les lois qui sont les nôtres, nous n’aurions pas besoin d’aborder cette question de la moralisation qui fait un peu peur. Quand on parle de vertu publique, on a l‘impression que c’est moralisateur, sectaire, voire rigoriste. Mais on oublie l’étymologie de la vertu. Virtu, c’est la force. Au cœur d’une démarche morale ou éthique, il y a en fait la force intérieure, c’est à dire la lutte contre ses mauvais penchants. On fait de la morale quelque chose de profondément fixe. Or la vertu est un combat. Cela rappelle que chacun d’entre nous a "sa part d’ombre" mais qu’individuellement et collectivement on peut combattre, on peut aller à l’encontre de cela.
Dans toute la société française, n’y-a-t-il pas une forme de laxisme qui encourage les abus dans les hautes sphères ?   L’affaire Cahuzac est symptomatique, non pas de l’individu Cahuzac, mais de la société dans laquelle nous sommes. Une société qui, d’une certaine manière, ne respecte que l’argent, le «take it all» du poker appliqué à toutes les sphères professionnelles, l’«optimisation» de la loi – entendez son contournement. Depuis vingt ans, le néo-conservatisme promeut l’individualisme sans complexes. Petit à petit, le dessein de la démocratie s’éloigne du compromis social. Les vingt dernières années ont vu émerger un système qui nous désolidarise les uns des autres. La solidarité n’a plus vraiment de sens. Et quantité d’outils techniques permettent précisément de passer outre la solidarité nationale. Des compétences et des métiers se bâtissent exclusivement autour de ça, comme les avocats fiscalistes. Quand on interroge les gens de manière individuelle, très souvent, ils vous expliquent, entre cynisme et désenchantement, que la seule erreur de Cahuzac est d’avoir été pris. Et en même temps dans un discours plus policé, plus collectif, on en appelle à la grande morale. Ce sont nos contradictions et nos paradoxes qui sont mis à nu par l’affaire Cahuzac.
C’est donc tout le système qu’il faut interroger ? Cette affaire est la faute d’un homme, mais pas uniquement. Nous sommes face à une réelle crise morale. A un moment donné, il faut interroger l’écosystème qui est derrière et qui permet d’organiser, au niveau européen, une fraude fiscale qui s’élève à 1000 milliards d’euros. Le gouvernement, en n’affrontant pas les vraies questions, en individualisant la faute, n’anticipe pas la révolution morale, culturelle, intellectuelle qu’il faut mener sur la manière dont nous conduisons nos démocraties.
Comment les élus peuvent-ils concilier morale et politique ? Les élus sont dans un conflit quasi structurel. D’un côté, ils doivent défendre le maintien de leur pouvoir (être réélu). D’un autre, ils ont la suprême tâche d’incarner, ou du moins, de faire appliquer l’intérêt général. Cette situation n’est pas toujours facile à gérer, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la politique requiert des hommes de grande qualité. Pour autant, les hommes politiques ne sont pas nécessairement dans une impasse : il est possible de scinder les deux. Et il faut les y aider ! De plus, les professionnels de la politique ne sont qu’une partie des acteurs de la Cité.
Légiférer afin de moraliser la vie politique : est-ce la seule solution ?   La morale n’est pas qu’une affaire de loi ou de norme. Elle passe aussi par l’application des sanctions : par une justice qui ne soit pas à 40 vitesses  et par une certaine forme de courage politique. Mais elle implique aussi une transformation des comportements des hommes politiques et des citoyens. La «fabrique comportementale» est globale. Elle commence à l’école, elle est liée à ce qui est transmis dans nos familles par nos parents. Elle est dans les médias. Il y a aussi tout l’univers culturel qui nous inspire. C’est parfois des choses toute bêtes, mais quand on passe sa vie devant des séries portant sur le crime, la mafia, l’argent facile, etc., il est assez logique que ces figures banalisent nos comportements. Que je sache, on ne fait pas de série sur la vie de Pierre Rahbi.
Qui peut obliger les politiques à respecter les règles morales ? Il existe des contre-pouvoirs. Dernièrement, un contre-pouvoir assez efficace a été Mediapart. Le travail de ce journal, en mettant à nu des mécanismes déloyaux, participe d’une meilleure régulation de la vie publique. Il y a également les associations, les collectifs tels que le Collectif Roosevelt, Les économistes atterrés, Le pacte civique, l’Appel des appels… qui mènent des travaux d’expertise conséquents. Sans oublier la justice qui, demain, peut être, aura encore plus de facilité à exercer son pouvoir, avec un parquet rendu indépendant.
L’exigence de morale en politique est-elle la même dans tous les pays européens ? Dans d’autres pays, elle est beaucoup plus en place. On l’a souvent dit et entendu, mais il est vrai qu’en Europe du Nord, la relation au politique est très différente. Dans ces pays, elle est jugée parfois trop caricaturale : des ministres peuvent tomber pour un cadeau de 80 euros, ce qui est aussi un peu exagéré. La France n’est pas la plus avancée. Nous avons de la marge. Par ailleurs, la mythification du politique est plus importante en France qu’en Suisse par exemple. Peut-être en raison du côté très participatif de la démocratie helvétique. On a encore, en France, une vision très providentielle, et donc totalement fantasmatique, de l’homme politique. En même temps, c’est un dur métier qu’homme politique. Il est extraordinairement compliqué de prendre la meilleure des décisions. C’est bien souvent un arbitrage du moins pire, et souvent un conflit entre plusieurs légitimités et loyautés. Ne désespérons pas des élus. Une grande partie de la classe parlementaire est la première à se plaindre de ces hommes politiques qui ont perdu le sens d’un exercice décent de la politique. Cette majorité silencieuse doit, à l’avenir, s’imposer davantage. Ce qui est en jeu, c'est aussi la représentation de ce métier et, derrière, la représentation nationale. Il est important que nous rendions plus lisibles ceux qui sont aptes à assurer cette fonction.
Philosophe de formation, chercheur, et vice-présidente du collectif Europanova, Cynthia Fleury est professeur à l’American University of Paris où elle enseigne la philosophie politique. Elle est par ailleurs l’auteur de La fin du courage, La reconquête d'une vertu démocratique paru en 2010.
Cynthia Fleury : “Nos paradoxes mis à nu par l’affaire Cahuzac“