La campagne pour l'élection présidentielle de mars 2012 en Russie a commencé. Le samedi 23 septembre, le président actuel, Dmitri Medvedev, ancien Premier ministre du président précédent et Premier ministre en exercice Vladimir Poutine, a annoncé que le tandem permutait pour l'occasion. Mais cette fois, Vladimir Poutine pourra prétendre présider aux destinées de la Fédération de Russie pendant douze ans de plus, le mandat présidentiel ayant été allongé à six ans. Comment vit-on dans un pays aussi verrouillé politiquement ? Réponses à travers le destin de deux opposants aux maîtres du Kremlin, Mikhaïl Khodorkovsky et Edouard Limonov, objets de deux livres parus simultanément en France.
La Une du quotidien allemand Die Tageszeitung du 26 septembre 2011 : “Le diktokrat sans défauts“ paraphrase de l'exclamation de l'ancien chancelier Gerhard Schroeder qui avait qualifié Vladimir Poutine de “Démocrate sans défauts“ pour justifier sa collaboration auprès de l'empire énergétique Gazprom
Le paradoxe aurait pu faire sourire : c’est le Président lui-même, Dmitri Medvedev, qui a annoncé sa fin prochaine à la fonction suprême de la Fédération de Russie et cela presque avec joie. Il passera la main à Vladimir Poutine, son Premier ministre et ancien président, dont il fut le Premier ministre, jusqu’à ce que celui-là l’installe dans le fauteuil présidentiel, empêché alors de poursuivre son mandat par la Constitution. Dmitri Medvedev retrouvera an mars 2012, après la présidentielle russe, sa place de chef de gouvernement, et fera campagne jusqu’en décembre, date des élections législatives, pour Russie Unie, le parti majoritaire à la Douma (parlement russe). Tout cela semble compliqué alors que c’est d’une simplicité presque enfantine, porté par une idée limpide : on ne change pas une équipe qui gagne. UN SCÉNARIO ÉCRIT D'AVANCE Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire et malgré une popularité toujours très vive du président-ministre-président, cette annonce a été accueillie froidement aussi bien par la presse écrite que par des opposants et par une petite partie de l’opinion publique. Une voix s’est même élevée au sein du gouvernement, mais pas pour dénoncer le manque de transparence… Le ministre des Finances Andreï Koudrine, également vice Premier ministre, a dû démissionner pour avoir non pas critiqué la réélection quasi certaine de Poutine (dont il est un proche) à la tête de la Fédération, mais parce qu’il ne veut pas de Medvedev comme Premier ministre - il espérait lui-même obtenir le poste… Le quotidien à fort tirage MK (Moskovskii Komsomolets) titre avec ironie : « Le peuple prêt à l’éternel retour », et ajoute : « L’histoire semble s’être arrêtée dans notre pays, Poutine est notre passé, notre présent et notre futur ». Tandis que la Gazeta Wyborcza polonaise annonçait que « Poutine reviendra au printemps », comme les hirondelles donc. Sauf qu’il n’est jamais vraiment parti et que le scénario était déjà écrit en 2008.
La Une de Moskovskii Komsomolets du 26 septembre 2011, saluant avec ironie le projet de l'équipe Medvedev Poutine, l'un à la barre, l'autre à l'assaut des montagnes...
FACE AU DÉSERT POLITIQUE Mais cette équipe autoritaire fait-elle face à une opposition crédible et structurée ? L’ancien secrétaire général du Parti communiste (PCUS) et dernier dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev a beau mettre en garde « contre le risque d'une stagnation et l'impasse du pouvoir personnel », il est inaudible dans son pays où il reste très impopulaire parce que considéré comme le fossoyeur d’une certaine grandeur, responsable de l’effondrement de l’empire. "C'est le pire scénario qui pouvait arriver à la Russie" s’époumone Boris Nemtsov, un ex-vice Premier ministre de Boris Eltsine, mais son parti d'opposition Parnas, membre d’une improbable et fragile coalition, ne peut présenter de candidats aux législatives, les autorités ayant refusé de l'enregistrer pour des motifs juridiques et administratifs. Quant au Front civil uni fondé par l'ex-champion d'échecs Garry Kasparov, il n’a réussi à mobiliser que quelques dizaines de manifestants place Pouchkine, avec des banderoles sur lesquelles on pouvait lire "Poutine doit partir" ou "Vos élections sont une farce".
Deux livres paraissent au même moment en France et racontent, chacun à leur façon, l’incapacité des mouvements d’opposition à se structurer et à se faire entendre, autant pour des raisons extérieures que structurelles et intrinsèques. Les deux ouvrages retracent, en des formes différentes, deux parcours, tantôt proches, parfois aux antipodes l’un de l’autre, ceux de l’oligarque déchu et toujours emprisonné pour fraude fiscale Mikhaïl Khodorkovsky et de l’écrivain mauvais garçon et provocateur, détenu lui aussi, pour terrorisme, mais « seulement » pendant trois ans, Edouard Limonov. LA FABRICATION DES "CHEFS"SANS TROUPES Les deux hommes, que plus de vingt ans séparent ont tous deux été l'un comme l'autre plus ou moins infréquentables, à des moments clés de leurs vies : Limonov parce qu’à son retour en Russie, après 25 ans d’exil, il fréquenta des fascistes, des antisémites et des staliniens ; Khodorkovsky parce qu’au basculement de l’Union soviétique vers la Russie, il s’arrogea, par un tour de passe-passe, en compagnie d'une poignée d’autres petits malins, une grande partie des richesses du pays. Les deux partagent, malgré ou grâce à leurs errements, une même passion pour leur patrie. Mais Edouard Limonov vomit les oligarques comme Khodorkovsky qui selon lui ont amolli et pillé la Russie et les Russes. Et Khodorkovsky, né dans une famille juive, ne peut que rejeter le national bolchévisme qui fut pendant plus d'une décennie l’idéologie portée par l’auteur du « Poète russe préfère les grands nègres ». Après avoir été un enfant gâté de l’ère Eltsinienne, Khodorkovsky a vu sa trajectoire se disloquer sous les coups de l’administration de Poutine, et il s’est alors engagé en politique ; après avoir connu une certaine gloire littéraire outre atlantique et en Europe, la misère a rattrapé Limonov, et il s’est alors engagé en politique.
Edouard Limonov, entouré par des membres de sa garde rapprochée, les nasbols, du Parti national bolchévique qu'il dirigea pendant dix ans.
LA PRISON, EXPÉRIENCE FONDATRICE Dans les textes et correspondances rassemblés sous le titre « Paroles libres », l’échange qu’il entretient, depuis sa relégation en Sibérie, avec l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa, de vingt ans son aînée, retrace magnifiquement l’évolution d’un homme que l’expérience judiciaire et pénitentiaire conduit de plus en plus à gauche. Emmanuel Carrère, a consacré une extraordinaire biographie à Limonov, mais c’est la Russie qu’il veut aussi raconter à travers le trajet d’un voyou, qui frôla dangereusement des néonazis serbes ou russes, puis s’enflamma pour les peuples d’Asie centrale, jusqu’à ce que l’expérience carcérale, pour lui aussi, le rapproche des démocrates, de ceux qu’il abominait auparavant. Les deux hommes, imprégnées de leurs certitudes d’un destin de chef, l’un libre l’autre toujours enfermé, semblent aujourd’hui très seuls, malgré leurs entourages et leurs soutiens - qui sont parfois les mêmes, telle Lioudmila Oulitskaïa (elle a aussi préfacé le livre d’Edouard Limonov « Mes prisons », en 2004). À ceux qui veulent comprendre les multiples mécanismes de verrouillages à l’œuvre dans la Russie de Poutine et Medvedev, ces deux lectures sont urgentes.