Fil d'Ariane
Raconter quotidiennement le duel entre Kamala Harris et Donald Trump jusqu'au 5 novembre en sillonnant les routes des États-Unis en camping-car : telle est l'ambition d'une équipe de journalistes suisses en partance de Chicago, direction Mar-a-Lago en Floride. Départ pour un voyage qui n'a rien d'un long fleuve tranquille. À l'image de cette présidentielle américaine, gare aux mauvaises surprises. Jour-1.
Des camping-cars sont garés dans un parking en bord de mer, Dockweiler State Beach, Los Angeles, 19 mars 2020.
Il suffit parfois d’un mot pour comprendre que la réalité se dérobe sous vos pieds. A Naperville, au sud de Chicago, Greg l’a répété au moins dix fois. «Faites gaffe aux «Moonshiners», une partie de l’Amérique leur ressemble: sacrément dérangée». «Moonshiners»? La nouvelle tribu du milliardaire Elon Musk, si pressé d’envoyer une fusée sur Mars après avoir fait réélire son héros Donald Trump?
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J’ai dû chercher sur Google pour confirmer les dires de Greg, le loueur de camping-car de «Cruise America». Ces Américains-là, surnommés ainsi car ils produisent leur alcool dans la région des Appalaches, entre Géorgie, Caroline du nord, Tennessee et Caroline du sud, sont paraît-il sacrément dangereux. «Ne les approchez pas. Restez le long des côtes. Ils sont capables de vous tirer dessus». Greg ne rigolait pas du tout quand il nous a prévenu. Il nous regardait bien droit dans les yeux, Pierre Ballenegger et moi. Avertissement clair: faites gaffe les gars, sillonner l’Amérique en camping-car n’est pas aussi fun et tranquille que vous pouvez le penser, vue de votre Suisse si calme et si paisible.
C’est ce qui s’appelle un départ en toute connaissance de cause. A Blick, on voulait raconter autrement l’Amérique. Enfin, autrement: n’exagérons rien. Les «road trips» à travers cet immense pays sont aussi vieux que l’histoire des États-Unis. On se calme. Disons que l’on voulait juste rencontrer les Américains d’une façon différente. Éviter de multiplier les entretiens avec des universitaires, des chercheurs, des journalistes ou des chefs d’entreprise (que l’on rencontrera aussi). Comment prendre le pouls de l’Amérique qui, le 5 novembre, confiera son destin, pour quatre ans, à Kamala Harris ou à Donald Trump?
L’avantage du camping-car est sa mobilité. Même si, avouons-le d’emblée, celui que nous avons choisi n’est pas le plus aisé à manœuvrer et à conduire en ville. Neuf mètres de long. Un container posé sur six roues. Bref, un camping-car du genre très familial. A notre décharge, «Cruise America» n’avait que ce modèle-là de disponible. Alors, en route, de Chicago à Mar-a-Lago, Comté de West Palm Beach, en Floride. Là où vit Donald Trump, l’homme qui rêve de reprendre, dans les urnes le 5 novembre, le contrôle de la Maison-Blanche.
J’ai parlé de Greg parce que ce concessionnaire-loueur-mécanicien des véhicules de «Cruise America» nous a tout de suite donné le ton. Sur le parking de son garage, à Naperville, une dizaine de camping-cars en attente de leurs propriétaires. Les plus modestes coûtent entre 40 et 50'000 dollars. Les plus luxueux, genre autobus transformé en appartement sur roues, peuvent atteindre le million. L’Amérique est un pays de nomades. Chaque été, la fièvre de la reconquête de l’ouest contamine des milliers de familles. On part de Chicago pour Las Vegas, Cheyenne (Wyoming), le parc de Yellowstone ou des cimes encore enneigées du Montana ou du Colorado. La Floride, là où nous serons à la fin octobre, fait aussi recette. Plutôt chez les personnes âgées. Il existe même, dans cet État électoralement fidèle à Donald Trump en 2020, des villes entières de camping-cars, garés les uns à côté des autres. Ceux-là ont évité les «Moonshiners» des Appalaches, sur lesquels une série TV vient d’être diffusée. Toutes les Amériques se rencontrent sur les routes.
Retour à notre raison d’être ici. La politique. La présidentielle du 5 novembre. Le duel pour le pouvoir qui fait frémir le monde, et les Européens en particulier. Je me risque à répéter à Greg, casquette de baseball vissée sur le crâne, ce qu’on entend de l’autre côté de l’Atlantique: que Trump incarnerait le danger, le précipice, bref, le gouffre dans lequel le monde pourrait tomber s’il était réélu. Éclat de rire pas gêné du tout de mon interlocuteur. Greg ne veut pas être photographié, ni filmé. Mais pour parler, il est d’accord. Et cela donne ça: «Kamala? You are talking about that bitch… (Vous parlez de cette p…)» Le tout, prononcé sans réelle acrimonie, au milieu de phrases ponctuées par l’incontournable «Fuck».
On y est. Bienvenue au pays de Donald Trump, dans cette ceinture industrielle qui incarnait la puissance de l’Amérique d’hier: Illinois, Ohio, Michigan, Pennsylvanie. Un pays d’usines et d’ouvriers, où les immenses complexes sidérurgiques crachaient l’acier transformé en voitures par General Motors, Ford. Cadillac… «Illinois, le pays de Lincoln», peut-on lire sur les plaques minéralogiques de la plupart des véhicules garés à Naperville. Abraham Lincoln, originaire de cet État bordé par les Grands Lacs, ce président qui défendit l’Union lors de la guerre civile et en sortit vainqueur. Avant d’être assassiné, le 15 avril 1865.
Et pourtant, Greg est tout, sauf le stéréotype du mâle blanc peu éduqué, macho, qui s’identifie à Donald Trump. Greg est gay. Il nous l’a dit tout de suite. Il vient aussi de nous avouer que Michelle Obama, la femme de l’ancien président démocrate (2008-2016), fille du «South Side» (quartiers sud) de Chicago, aurait peut-être obtenu sa voix le 5 novembre, si elle avait osé se présenter.
Greg parle de feuille de salaire, de fin de mois, de la capacité de Donald Trump à régénérer selon lui l’économie américaine. Un rêve? Sans doute. La réindustrialisation promise par Trump, avec son cortège de taxes protectionnistes, est encore loin de ressembler à une mission réalisable tant le pays dépend du commerce international et de la Chine, cet adversaire que le candidat républicain promet de terrasser. Greg dit «mon mari» à propos de celui qui partage sa vie. Mais Kamala, c’est «no». Trop libérale. Plombée par la faillite urbaine actuelle de San Francisco, sa ville inondée de Fentanyl, le fameux opioïde. Trop californienne. Trop synonyme d’une Amérique qui ne ressemble plus à l’Amérique de «Cruise America».
Nous voilà parti. Bye, Naperville! Direction l'aire de camping d’Elkhart, dans l’Indiana. On ne dort pas n’importe où en camping-car. Les campements coûtent entre 70 et 150 dollars la nuit. S’enfoncer dans l’Amérique réelle exige d’identifier l’itinéraire, de localiser les camps qui peuvent encore recevoir des véhicules. Beaucoup ferment le 30 octobre. Sauf dans le sud du pays, l’hiver n’est pas propice à la transhumance routière.
On ira peut-être, quand même, voir les «Moonshiners» de ces États du sud, retranchés au pied des Appalaches. Greg nous prend à l’évidence pour des demi-cinglés. Tant mieux, après tout: ça nous permettra peut-être de mieux comprendre son Amérique à lui.
Les reportages de Richard Werly sont à retrouver sur le site d'information Blick <https://www.blick.ch/fr/>.