De la Petite Russie à la Nouvelle Russie, comment Poutine veut effacer l'Ukraine de l'Histoire

Huit ans après l'annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes pro-russes du Donbass, l'invasion de l'Ukraine est un plan préparé de longue date par Moscou. La destruction à l'oeuvre de l'Ukraine en tant qu'Etat et nation s'accompagne d'une idéologie révisionniste qui manipule les concepts historiques pour nier la souveraineté de l'Ukraine, selon des experts.
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carte de la Nouvelle Russie
Lors d'une manifestation à Donetsk pour la paix dans le Donbass, une femme montre une carte situant le territoire de la Novorossia ou Nouvelle Russie au sud-est de l'Ukraine, sur le pourtour nord de la mer Noire, mais sans inclure la Crimée annexée par Moscou, 18 juin 2014.
(AP Photo/Evgeniy Maloletka)
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En avril 2014, le président russe Vladimir Poutine consacre largement son exercice annuel de questions-réponses avec la population à l'Ukraine. Et pour cause, la Russie vient de briser la souveraineté et l'intégrité du pays voisin et frère slave oriental en soutenant les séparatistes pro-russes du Donbass à l'est et en annexant la Crimée au sud au prétexte d'un référendum local d'autodétermination. C'est une violation majeure de l'ordre international né de l'après-Seconde Guerre Mondiale. Cet outrage russe est une représaille à l'orientation pro-occidentale des manifestations à Kiev qui ont abouti à la fuite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch partisan d'une alliance avec Moscou. Au lendemain de cette "deuxième révolution de Maïdan" [NDLR, la première en 2004 est connue sous le nom de "Révolution orange"], du nom de la place devenue symbole de rassemblement à Kiev, les Ukrainiens vont se choisir un nouveau président en mai 2014. 

En 2014, Poutine exhume la Nouvelle Russie du passé

Mais vu du Kremlin, c'est un tout autre discours qui se développe. Il accorde peu de respect à cette présidentielle ukrainienne, mais aussi à l'Ukraine en tant qu'Etat à qui il reproche de ne pas respecter les droits des citoyens russes et russophones. Cela n'a pas échappé au journal ukrainien Oukraïnskaïa Pravda qui souligne l'emploi du terme de Novorossia, "Nouvelle Russie", par le président Poutine pour parler des territoires du sud-est de l'Ukraine. "Ce sont Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Mykolaïv, Odessa, qui ne faisaient pas partie de l'Ukraine à l'époque tsariste. Tous ces territoires ont été transférés dans les années 1920 par le gouvernement soviétique, Dieu sait pourquoi, ils l'ont fait", a déclaré Poutine en avril 2014.

"C'est un anachronisme, objecte Emilia Koustova, maître de conférences en civilisation russe et directrice du Département d'études slaves à l’Université de Strasbourg. Qu'est-ce que l'Ukraine à l'époque impériale ? Ce n'est ni une république, ni un seul territoire au sein de l'empire."

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Entre origines communes et destins indépendants

Les territoires qui composent l'Ukraine moderne indépendante ont fait partie de diverses entités politiques et géographiques selon les périodes d'une histoire qui a des origines communes avec celles de la Russie mais aussi de la Biélorussie, avec la Rous ou Russie kiévienne, premier Etat des slaves orientaux du 9e au 12e siècles. "Il y a certes des origines communes mais cela ne veut pas dire que cette histoire commune doit définir l'appartenance à un seul et même Etat aujourd'hui", souligne la chercheuse.

Mot servant à désigner "marche", "périphérie" au sens de frontière, le nom Ukraine commence à être utilisé au 16e - 17e siècles pour parler de territoires situés sur le Dniepr, au centre de l'actuelle Ukraine. A cet époque, ni les cartes ni les identités ne sont clairement établies. Il y a des territoires sous domination polono-lituanienne, d'autres sous domination de l'empire ottoman.

C'est une période de conquête pour la Russie moscovite, par la guerre ou la négociation, qui va absorber l'hetmanat cosaque [NDLR, organisation territoriale, politique et militaire des cosaques d'Ukraine dirigé par un hetman, leur chef] en 1654. En fait, le terme le plus souvent utilisé dans l'histoire de ces territoires est celui de Malorossia, Petite Russie. Ce terme apparu dans les sources byzantines a été repris par la Moscovie - dirigée par les princes de Moscou - pour désigner les territoires de l'hetmanat cosaque. Il n'a pas, à l'origine, de connotation péjorative. Il s'appuie sur l'idée d'une Grande Russie (Velikorossia). Il se distingue aussi de la Russie Blanche (Bielorossia), un autre terme qui désigne lui les territoires de la future Biélorussie. 

Offensive russe : pour Poutine, l'Ukraine "n'a aucun ancrage historique"

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La propagande du Kremlin

Mais quelle est donc cette Nouvelle Russie ou Novorossia qu'évoque Vladimir Poutine en 2014 ? Le terme de Novorossia est apparu plus tard à l'époque impériale, lors des guerres contre l'Empire ottoman. En 1764, l'empire russe crée la province de Nouvelle Russie. "Dès le début il y a un projet politique dans l'invention du terme de Novorossia", affirme Emilia Koustova. on forge la notion de Nouvelle Russie qui va être élargie au fur et à mesure que de nouveaux territoires vont être conquis par la Russie au nord de la Mer Noire dans sa lutte contre l'empire ottoman. 

Selon Oukrainskaïa Pravda, le choix de l'adjectif épithète "Nouvelle" serait l'application par la Russie impériale d'un principe à la mode pour les pays européens qui dénommaient ainsi leurs nouvelles possessions coloniales, à l'instar de la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie etc. Si la Petite Russie ou Malorossia correspond à un territoire qui a eu une histoire commune pendant un certain temps, admet  Emilia Koustova, en revanche "la Nouvelle-Russie est une construction où on colle une étiquette Russie à des territoires qui n'en avaient jamais fait partie".

En exhumant la notion de Nouvelle-Russie en 2014, Poutine, lui, manipule l'histoire à des fins de propagande.  Dès lors, "La soi-disant novorossia existe-t-elle ?", telle est la question posée, lors d'une table-ronde de scientifiques biélorusses organisée le 25 juillet 2014 par l'Ambassade d'Ukraine en Biélorussie. "Un intellectuel ne peut être trompé par la propagande. Le problème est avec la majeure partie de la population qui regarde la télévision" s'inquiète alors l'écrivain biélorusse Igor Bobkov.

Novorossia, un produit marketing et idéologique

Mais même dans le camp des régionalistes pro-russes du sud-est de l'Ukraine, le terme de Novorossia était inutilisé voire inconnu. Il ne faisait l'objet d'aucune revendication. Ce n'est qu'à partir de 2014 que Novorossia a été promu au rang de marque "à l'aide de technologies de relations publiques appropriées, par exemple par le biais de virus publicitaires", note Oukrainskaïa Pravda en août 2014. 

Pour ce journal ukrainien, il n'y a visiblement pas eu le même soin dans la conception d'un drapeau de Novorossia qui circule : son inventeur l'a emprunté au drapeau des confédérés américains du Sud esclavagiste des Etats-Unis lors de la guerre de Sécession, à la seule différence qu'il a ôté les étoiles. 

drapeau Nouvelle Russie
Des drapeaux de la Nouvelle Russie sont arborés lors d'une manifestation à Moscou de soutien aux séparatistes ukrainiens pro-russes, 11 juillet 2014.
(AP Photo/Pavel Golovkin)

En 2014 et 2015, les séparatistes du Donbass reprennent à leur compte le projet de Confédération des républiques russophones sur la base des deux républiques de donetsk et Lougansk mais avec des projets d'extension au nord de la Mer Noire voire jusqu'à la Transnistrie, autre territoire autoproclamé indépendant au sein de la Moldavie voisine. Un projet de Novorossia qui va néanmoins avorter.

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La destruction programmée de l'Ukraine

Reste que l'invasion russe de l'Ukraine pourrait le ranimer. "A part l'affaiblissement durable de l'Etat ukrainien et sa destruction dans ses frontières actuelles, on ne sait pas jusqu'où va l'ambition géopolitique de Poutine en termes d'acquisitions territoriales pour la Russie et de création - d'Etat fantoche sous son contrôle", s'interroge Emilia Koustova.

Force est de constater que, selon cette chercheuse spécialiste des mondes slaves, l'un des idéologues de la propagande révisionniste russe est l'inamovible ministre de la Culture de la Russie de 2012 à 2020, Vladimir Medinski. Ce Russe d'origine ukrainienne âgé de 51 ans, qui a fait ses débuts dans la diplomatie dès 1992, se présente comme historien. Sa thèse soutenue en 2011 s'intitule « Défauts d'objectivité des savants étrangers dans l'étude de l'histoire russe des XVe-XVIIe siècles ». Medinski s'est surtout illustré dans le monde de la culture comme fer de lance de la réhabilitation de Staline. Depuis le 28 février 2022, c'est lui, membre du cercle des proches de Poutine, qui est désigné comme président de la délégation russe lors des négociations russo-ukrainiennes en Biélorussie.

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