Cinq mois après son "saccage", l'Arc de Triomphe de Paris a retrouvé son éclat pour les cérémonies du 8 mai, commémorant la capitulation allemande de 1945. Les dégradations sur ce monument le 1er décembre en marge d'une manifestation de gilets jaunes avaient suscité une grande émotion de la classe politique, largement relayée par les médias. Beaucoup ont dénoncé alors la profanation du lieu le plus "sacré" de "la République". Si le site est devenu en effet, depuis 1920, le monument aux morts des guerres de la France, il doit en réalité tout à l'Empire napoléonien, dans une moindre mesure à la monarchie restaurée et fort peu à la République.
Impérial, monarchiste, légitimiste, orléaniste, romain : l’Arc de Triomphe de Paris doit son existence à bien des sources ; fort peu à la République.
Nous sommes à l'aube du XIXème siècle, en un moment où se croisent les exaltations encore imaginatives de la Révolution de la veille et la réalité d’un nouvel absolutisme dans sa gloire éphémère. La France est en guerre avec la moitié de l’Europe. Son aigle auto-proclamé vole de victoire en victoire, dans une traînée de sang.
Dans l’air du temps impérial
L’inspiration de l’arc est puisée par Napoléon dans l’antiquité romaine, alors très en vogue.
Le « « Triomphe » (triumphus) y consiste en la rentrée solennelle d'un général vainqueur à Rome et la procession publique qui, à cette occasion, se déroulait d'une des portes de la ville au temple de Jupiter.
Et c’est logiquement à son apogée que Bonaparte, couronné empereur l’année précédente, en caresse le projet. Au lendemain d’Austerlitz (2 décembre 1805), il écrit dans sa proclamation à ses soldats «
Vous ne rentrerez dans vos foyers que sous des arcs de triomphe. »
Dès février 1806, 500 000 francs sont prélevés sur la taxation du blé pour, écrit Napoléon à son ministre de l’Intérieur Champagny, «
l'érection d'un arc de triomphe à l'entrée des boulevards, près du lieu où était la Bastille, de manière qu'en entrant dans le faubourg Saint-Antoine on passe sous cet arc de triomphe ».
L’Est de Paris, donc. Choix logique, car c’est de ce côté que rentraient de campagnes la majorité des armées. Dix-sept ans après la chute de la vieille forteresse (14 juillet 1789), l’espace de la Bastille reste à aménager et une vaste perspective peut s’ouvrir du populaire faubourg Saint-Antoine aux Tuileries.
Influencé par le futur architecte de l’Arc, Jean-François Chalgrin, le ministre
Champagny oriente pourtant Napoléon vers un autre choix : la colline de l’Étoile, côté ouest. Moins peuplé, l’endroit offre plus d’espace et se prête mieux aux grands travaux.
Il suppose un monument plus colossal, ce qui séduit l’empereur. Chalgrin, qui s’est fait connaître sous l’ancien régime par la construction de l’église Saint-Philippe du Roule, en est chargé.
Grandeurs et vanités
Les travaux débutent en août 1806. L’architecte tombe malade. Son remplaçant pousse à une modification du projet pour un édifice de moindre taille, sur colonnades. Chalgrin guérit, se fâche et impose le plan final du monument que l’on connaît.
Cinquante mètres de hauteur ; le double du plus grand arc du monde romain, celui de l’empereur Septime Sévère. Un devis de près de 10 millions de francs d’alors, qui sera étonnamment respecté, malgré la durée du chantier. Hommage plus modeste mais immédiat aux seules victoires de 1805 : l’arc de triomphe du Carrousel est érigé dans la perspective, face au palais des Tuileries.
Celui de l’Étoile est une autre affaire. Lorsque Napoléon épouse en 1810 Marie-Louise d’Autriche, il voudrait l’exploiter pour sa gloire mais il ne dépasse pas trois mètres de haut. On bâtit dans l’urgence une reproduction en bois grandeur nature. Simulacre, mais qui donne enfin aux contemporains une idée de ce que sera l’arc, et son gigantisme jusqu’alors inconnu. L’empereur satisfait écrit à son ministre « faites pousser vivement les travaux de l’arc de triomphe, je veux le terminer ».
On connaît la suite, moins flamboyante. En difficulté un peu partout, harcelé en Espagne, vaincu en Russie, Napoléon a de moins en moins de triomphes à fêter, et des priorités plus pressantes.
Chassé en 1815, il laisse le sinistre héritage d’une révolution dévoyée en une dictature impériale bouffie, une France amenuisée, une Europe ensanglantée de 5 à 6 millions de morts. Son arc mesure alors 19 mètres, la hauteur des voûtes.
Restauration, réaction et triomphe absolutiste
Restaurée par les couronnes européennes sur les ruines d’une France écrasée, la monarchie revenue (Louis XVIII) se trouve embarrassée par le projet à la gloire de l’empire déchu. Le monument est jugé dans sa forme « ridicule et anti-monarchique ». Le chantier est arrêté pendant près de dix ans.
L'expédition d’Espagne vient en 1823 lui redonner une actualité, un peu poussive. Sous le regard bienveillant de ses vainqueurs - et même avec l’aide anglaise - la France redevenue royaume envoie une armée («
cent mille fils de Saint-Louis ») rétablir l’absolutisme dans une Espagne bousculée, depuis le retrait napoléonien, par la poussée libérale.
Sombre opération de police, menée par un héritier du trône revenu de l’émigration : le Duc d’Angoulême.
Dans un contexte de gloires militaires raréfiées, Louis XVIII décide de consacrer aux modestes exploits princiers l'encombrant Arc de Triomphe.
L’épisode inspire au jeune Victor Hugo, alors royaliste enthousiaste, quelques-uns de ses vers les plus malheureux, dédiés à la fois au monument inachevé et au contre-révolutionnaire héros du jour : «
Lève-toi jusqu’aux cieux, portique de victoire / Pour que le géant de notre gloire / Puisse passer sans se courber ». Le géant, c’est le duc.
Les gloires de la France, filtrées par Adolphe Thiers
La Révolution de 1830 renvoie le « géant » en exil avec les Bourbons et donne pour un temps la couronne de France au rejeton de la branche honnie des Orléans : Louis-Philippe, fils d’un prince qui a voté la mort de Louis XVI, protecteur d’un capitalisme plein d’avenir. C’est sous cette « Monarchie de Juillet » très bourgeoise et peu conquérante qu’est achevé, en 1836, l’Arc de Triomphe rêvé par un empereur de jadis.
Le Premier ministre d’alors n’est pas un inconnu : Adolphe Thiers. Futur massacreur de la Commune de Paris (1871), il vient pour l’heure de s’illustrer en écrasant dans un bain de sang la révolte des Canuts, insurrection d’ouvriers lyonnais. Et c’est lui qui prend en main la dernière phase sensible de l’Arc de Triomphe : la définition de son décor sculpté. L’exercice implique de célébrer à la fois le passé – ou le roman – et un supposé consensus national.
Quatre hauts-reliefs sont définis. Un pour la Révolution, deux pour Napoléon (dont les « victoires » son abondamment mentionnées), une pour la Restauration.
Célébrant le départ des volontaires contre les armées européennes qui menaçaient la Révolution, le premier des quatre haut-reliefs est le seul hommage du monument à une République, la première (1792).
Surnommé « La Marseillaise », il montre une liberté ailée romantique au masque terrible («
Crie, crie ! », disait son sculpteur François Rude à son épouse qui lui servait de modèle ;
récit de l'historien Georges Poisson).
C’est une reproduction de son visage qui a été brisée le 30 novembre par des iconoclastes qui n’en savaient sans doute pas tant.
L’inauguration du monument a lieu sans éclat et en l’absence du roi, le 28 juillet 1836. Quatre ans plus tard, il peut remplir un peu ironiquement la fonction que lui destinait son initiateur : le char du cercueil de Napoléon le traverse lors de la cérémonie de retour de ses cendres, avant son inhumation aux Invalides.
Dans le paysage
Un peu excentrée et adossée aux beaux quartiers, l‘arche géante devient au fil du temps une silhouette familière, rarement un endroit populaire. Plutôt la fin des Champs Elysées, promenade prisée dans la seconde partie du XIXème siècle. A l’inverse d’autres sites emblématiques, les révolutions (1848, Commune) s’en soucient peu.
Sa fonction officielle ne grandit pas moins. Le 1er juin 1885, la jeune République, y célèbre en grande pompe l’une des plus considérables cérémonies qu’ait connues la capitale : les funérailles de Victor Hugo.
Son cercueil reste une nuit voilé de noir sous l’arche. Deux millions de Parisiens le suivront jusqu’au Panthéon. Captation significative en un temple du pouvoir du plus populaire des écrivains de son temps, qui avait demandé à être enterré comme un pauvre.
Au sortir de la Première Guerre mondiale la même troisième République y dépose les cendres du soldat inconnu, et sa flamme. L’Arc est ainsi désigné comme le monument aux morts de la nation.
Il le restera, tout en se confirmant comme le théâtre solennel des grands événements officiels, des cérémonies d’État et le passage obligé des parades militaires. Plus que la République, la France en est l’héroïne ; en deux occasions, la proie (1871, 1940).
En mémoire
Dans la longue liste de ce que voit passer l'arche, quelques dates saillantes restent en mémoire.
Le 14 juin 1940, les troupes de l’Allemagne nazie entrent dans Paris et défilent sur les Champs Élysées. Le drapeau à croix gammée flotte sur l’Arc de Triomphe. Il n’y reste pas en permanence mais reparaîtra à divers moment de l’occupation.
Le 11 novembre 1940, plusieurs centaines d'étudiants se réunissent autour de la tombe du soldat inconnu, bravant l'interdiction allemande et les menaces de la préfecture de police française. Ils sont rejoint par nombre de parisiens, formant progressivement une foule de 3 à 5000 personnes. Beaucoup arborent cocarde tricolore ou croix de Lorraine. Les soldats les dispersent violemment, sans toutefois ouvrir le feu. 150 manifestants environ sont arrêtés. On peut y voir la première action collective publique de résistance à l'occupant.
Près de quatre ans plus tard, le 26 août 1944, c'est au tour du général de Gaulle de ranimer la flamme du soldat inconnu dans Paris libéré avant une descente des champs Elysées au milieu d'une foule en liesse..
En mai 1968, les partisans d’un général de Gaulle dans un tout autre costume choisissent à dessein le même décor pour leur grand rassemblement de riposte au mouvement de contestations, de grèves et d’émeutes ... qui n’ont d’ailleurs pas touché le quartier. Il annoncera la fin de la fête.
Par division tacite de l’espace et des symboles autant que par sociologie, la place de l’Étoile (devenue Charles de Gaulle à sa mort en 1970) et les Champs Élysées se sont progressivement affirmés, en même temps que le lieu ou s’expose le pouvoir, celui où s’affiche la droite conservatrice. Celui, aussi, de rassemblements nationaux et des célébrations de victoires sportives.
La gauche ou le mouvement ouvrier, implantés dans les quartiers populaires de l’Est, lui préfèrent la Bastille ou la place de la République. Et Mitterrand, en mai 1981, célèbre son intronisation dans un autre tombeau : le Panthéon.
Disputé
Mais c’est bien l’Arc de Triomphe qu’Emmanuel Macron choisit le 11 novembre dernier pour réunir autour de lui soixante-dix chefs d’États au motif de commémorer la fin de la Grande Guerre.
Image d’apothéose internationale en un lieu dédié à la gloire, faite pour marquer l’album du quinquennat. Nouveau souffle, annonçaient communicants et médias.
L’intrusion, deux et trois semaines plus tard, de visiteurs imprévus et de scènes inédites vient subitement charger l’endroit d’une connotation toute différente, jusqu’alors inconnue.
Vitrines et reproductions brisées, tags sur les murs. Trois mots répétés dans les commentaires de presse : souillure, blasphème, outrage. Dérapage de scénario, en tout cas. Et réintégration par effraction dans l’événement politique d’un lieu traditionnellement affecté à une autre mise en scène. Celle de l'éternité du pouvoir.