Dégooglisons Internet ! Sortir de la prison des géants du Net ?

L'association française Framasoft lance une grande campagne d'information pour sortir de la dépendance aux géants du Net. L'objectif ? Recouvrer une liberté numérique et une vie privée en ligne perdues. Entretien avec Pierre-Yves Gosset, délégué général de Framasoft, afin de mieux comprendre les enjeux de la campagne « Dégooglisons Internet! »
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Dégooglisons Internet ! Sortir de la prison des géants du Net ?
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Framasoft est un réseau d'éducation populaire, créé en 2001, qui s'est ensuite constitué en association loi 1901 en 2004. Sa vocation est d'offrir une "porte d'entrée francophone" du logiciel libre : échanger, partager, informer pour aider tous ceux qui désirent remplacer leurs logiciels propriétaires par…des logiciels libres. Les logiciels propriétaires posent de nombreux problèmes, particulièrement depuis que les révélations d'Edward Snowden ont mis en lumière la collaboration active des géants d'Internet à la politique de surveillance des internautes par la NSA. GAFAM - acronyme réunissant les premières lettres des firmes Google, Amazon, Facebook, Microsoft - est une nébuleuse entrepreneuriale aux ramifications immenses qui englobe la plupart des services numériques en ligne les plus connus : Skype, Google+, Instagram, Facebook, Google search, Gmail, Windows, Microsoft Office, OS X, Youtube, Itunes, etc. Tous ces services en ligne, applications, systèmes d'exploitation, et bien d'autres encore, sont la propriété de l'une de ces cinq entreprises. Les contrats d'utilisation de ces outils informatiques stipulent la plupart du temps le droit entier des entreprises à utiliser l'intégralité de vos données à des fins commerciales. Avec GAFAM, votre vie privée n'est jamais protégée, et plus encore, ces outils ne vous appartiennent souvent pas réellement en propre, même lorsque vous les avez achetés. Pourtant, depuis de nombreuses années des solutions logicielles existent, gratuites, performantes, respectueuses de la vie privée et qui offrent de nombreuses garanties à leurs utilisateurs. La campagne "Dégooglisons Internet"  de Framasoft, soutenue par les associations La Quadrature Du Net et L'April, est là pour offrir et promouvoir ces solutions logicielles afin de permettre à tous ceux qui le désirent de ne plus se soumettre au diktat de Google et des autres géants…tout en continuant à profiter, de manière protégée et éthique, de la plus grande invention humaine depuis l'imprimerie : Internet.
Dégooglisons Internet ! Sortir de la prison des géants du Net ?
Pierres-Yves Gosset, Délégué général de Framasoft
Pourquoi et comment Framasoft lance cette campagne de "Dégooglisation d'Internet" ? Pierre-Yves Gosset : A l'origine, nous ne sommes pas des informaticiens. L'idée est de démontrer qu'une petite association perdue au milieu d'Internet peut proposer une alternative à Google (et aux autres géants du Net, ndlr). Nous sommes une association d'éducation populaire, et nous venons du milieu de l'enseignement. "Frama" dans Framasoft signifie Français-mathématiques, au départ. Dans notre milieu, la pédagogie règne. Donc transmettre des savoirs, de la connaissance, est central pour nous. Depuis un peu plus de 10 ans, le logiciel libre nous semble très important d'un point de vue sociétal. C'est l'éthique, les valeurs que le logiciel libre porte, qui nous intéressent. Nous avons installé au fur et à mesure des outils informatiques libres, comme Framablog, Framapad, ou Framadate, et l'on s'est rendu compte que si on les proposait à l'utilisation, ça marchait très bien, les gens étaient preneurs. Quand un syndicat vous dit « on est très content d'utiliser framapad, parce qu'on n'a pas envie d'utiliser Googledoc, on sait qu'on peut être surveillé », on voit qu'on peut avancer sur cette voie. Les deux objectifs de la dégooglisation, c'est avant tout sensibiliser et démontrer. Framasoft, c'est une alliance entre des informaticiens bénévoles et des enseignants pour permettre d'offrir des alternatives libres.
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Framasphere est le réseau social basé sur le logiciel Diaspora lancé par Framasoft
Framasoft lance cette campagne "Dégooglisons Internet" plus d'un an après les révélations d'Edward Snowden. Pourquoi avoir autant attendu ?P-Y.G : On a été choqué par les révélations d'Edward Snowden, et il fallait pouvoir réfléchir ensuite à ce que l'on voulait faire. Ce projet de démontrer qu'on peut s'auto-héberger, on en a beaucoup discuté avec d'autres associations, comme La Quadrature Du Net, l'April. Et après le choc de Snowden, il fallait pouvoir digérer. Comment sensibiliser le public face aux dangers que révèle Edward Snowden ? Nos propositions de passer sur d'autres outils, de sensibiliser, sont des réponses concrètes. Il y a une association aux États-Unis qui a une démarche similaire, mais qui ne cherche pas particulièrement à s'adresser au grand public, c'est Riseup. La question qui se pose, et pour laquelle nous tentons d'amener des réponses est celle de la concentration : voulons-nous un Google-ternet ? Si chacune de nos actions sur le réseau est entre les mains d'une ou de quelques entreprises, quels dangers cela représente ? Avec le Patriot Act américain, le gouvernement peut, à tout moment, sans que personne ne le sache, demander à ces entreprises de leur livrer toutes leurs données. Celles des utilisateurs…
Les internautes semblent être pris dans le piège des habitudes et des phénomènes de groupe : comment comptez-vous faire pour les convaincre de fonctionner sans Google et sans Facebook par exemple ?P-Y.G : Si l'on commence avec Facebook, c'est le plus simple à mon sens,  je pense que cette entreprise va continuer à commettre des erreurs. Ce qui va énerver le public. Il y a quelques semaines, des travestis ont dû quitter Facebook parce qu'ils étaient obligés de donner leur identité. Ce genre de choses va forcément soulever petit à petit la question « mais n'y aurait-il pas autre chose que Facebook ? ». Des alternatives comme Diaspora (un moteur de réseau social décentralisé, libre et open-source, ndlr), que nous avons installé et mis à disposition, deviennent très vite attractives : nous sommes déjà à 4 000 utilisateurs, et nous serons à 7 ou 8 000 d'ici la fin de l'année. Le principal problème ce n'est pas que les gens ne veulent pas quitter Facebook, mais c'est qu'ils veulent quelque chose d'équivalent et qui fonctionne. Pour Google, et la recherche sur Internet, j'entends beaucoup parler de Qwant, le moteur de recherche français qui s'est positionné pour le respect de la vie privée, mais je suis curieux de savoir s'ils ont la capacité à grossir en termes de serveurs, et si une entreprise seule peut se lancer sur ce secteur ? A quel moment Qwant se fera-t-elle racheter par des beaucoup plus gros, comme ça a été le cas avec What'sapp ? J'aurais plutôt confiance en Qwant, mais c'est le modèle que je peux contester : ne serait-il pas possible de décentraliser ce moteur de recherche, que des associations du libre participent, ajoutent des données, des serveurs ? La question de la domination de Google doit être posée, surtout lorsqu'on voit les projets du Google X-Lab (Lire notre article) très inquiétants. Avec cette domination à tous les niveaux, il faudra bien à un moment se demander qui gardera les gardiens.
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Le moteur de recherche français pourra-t-il échapper au rachat s’il ne s’allie pas avec le monde du libre ?
Il y a un coût financier pour maintenir et mettre en place des systèmes en ligne comme des réseaux sociaux. Comment le monde associatif peut-il rivaliser avec des multinationales dont le chiffre d'affaires se compte en milliards d'euros ?P-Y.G : Si je prends le réseau social Diaspora que l'on a monté, qui compte aujourd'hui 4 000 utilisateurs, ça nous coûte à peine 50€ par mois. Mais ce que l'on espère,  c'est essaimer. Nous n'avons pas du tout envie que les gens quittent Facebook ou l'univers Google pour tous venir chez nous. L'idée n'est pas de recentraliser, mais de décentraliser, que chacun, chez lui, ou avec son association, fasse ses propres installations des outils que l'on propose. Nous traduisons les documentations, les tutoriels pour que les gens puissent très simplement installer Diaspora par exemple. Des FabLabs (laboratoires de fabrication, ndlr) peuvent installer leurs Pods Diaspora. Et comme c'est un réseau social décentralisé, il suffit d'ajouter les gens d'un FabLab à notre propre Pod (un pod est une instance diaspora avec des utilisateurs, qui peut communiquer avec une autre, ndlr). Si je prends Framadate par exemple, qui ressemble à Doodle, c'est un outil de prise de rendez-vous utilisé par plein d'associations, et même des grosses entreprises comme GDF-Suez, parce qu'ils ne veulent pas utiliser des services centralisés, ou américains. Aujourd'hui, les coûts informatiques d'infrastructure sont faibles, donc cela facilite la décentralisation. C'est par cette essaimage que la dégooglisation pourra se faire.
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GAFAM : acronyme de Google, Amazon, Facebook et Microsoft.
Le principe de cette campagne est de proposer, agir, plutôt que seulement dénoncer et se plaindre. C'est une nouveauté, surtout à cette échelle. Êtes-vous soutenu dans votre démarche au niveau politique, institutionnel ? P-Y.G : Absolument pas. Nous ne sommes pas doués pour ça, c'est vrai. Mais notre modèle est celui du don. Et les gens nous soutiennent dans ce que nous avons déjà fait. Notre rapport avec le politique a toujours été compliqué, parce qu'on ne leur a jamais vendu quoi que ce soit. Des élus peuvent venir nous voir pour qu'on leur montre un Framapad pour l'Île de France. Ça peut être très bien, mais c'est une prestation, ce n'est pas dans le cadre de notre activité. Je vais être un peu méchant, mais il y a des gens spécialisés dans la captation de l'argent public. Pour le Cloud souverain par exemple, c'est deux fois 250 millions d'euros, je crois, et ce sont uniquement de très grosses entreprises qui vont en bénéficier. Mais personne ne s'est jamais dit « tiens et si on mettait un million d'euros pour développer la couche logicielle ? » En France, il n'y a pas de soutien politique fort pour autre chose que des gros projets industriels. Libre Office est un très bon exemple : ce logiciel est utilisé par des millions de personnes dont des dizaines de milliers d'entreprises, et il y a 100 contributeurs qui travaillent dessus, dont à peine 50 d’entre eux sont rémunérés. Pour moi, la politique publique par rapport au logiciel libre doit jouer sur la formation, à l'école, à l'université, en entreprise et sur un soutien à l'indépendance. La seule réponse pour une indépendance à ce niveau, en France et en Europe, c'est que l’État soutienne ces solutions libres. Je ne dis pas que l’État doit se substituer à la société civile, mais encore aujourd’hui, c'est la société civile, par des bénévoles, qui se substitue à l’État. Ça fait un peu mal au cœur.