Délit de consultation de sites internet : une loi inapplicable ?

Le délit de "consultation de sites à vocation terroriste" a été adopté en juin dernier dans le cadre de la loi de réforme pénale. L'Etat français pourra-t-il faire condamner des internautes sur le seul motif d'avoir lu des pages web ?
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Récemment, une nouvelle loi a été votée et permettra — dès l'automne — la pénalisation pour la seule consultation de "sites incitant au terrorisme".
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La justice a toujours pu empêcher des groupes terroristes de diffuser leur propagande, leurs appels aux crimes, en obtenant par exemple la fermeture des sites internet concernés. Depuis le décret du 5 février 2015, "relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l'apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique", ce n'est plus le juge judiciaire qui peut décider de la fermeture d'un site internet d'apologie terroriste, mais l'administration. Récemment, une nouvelle loi a été votée et permettra — dès l'automne — la pénalisation pour la seule consultation de "sites incitant au terrorisme".

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La justice écartée

Ce premier coup de canif en 2015 dans la séparation entre le judiciaire et l'exécutif — avec la loi sur la fermeture administrative de sites web "incitant au terrorisme" — n'a pas été du goût de tous : les défenseurs des libertés individuelles ou numériques, des droits de l'homme, ont dénoncé une main-mise du politique sur l'information et un retour à la censure d'Etat. La séparation entre pouvoir judiciaire et administration d'Etat étant un pilier du fonctionnement démocratique, ce décret, pour ses

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détracteurs, est une brèche importante dans le fonctionnement institutionnel français et une porte d'entrée à la réduction progressive de l'indépendance de la justice. Comme celle de la liberté d'information et de communication.

Des sites d'analyse et d'information traitant du monde musulman et de l'Etat islamique ont été fermés administrativement au grand dam de leurs rédacteurs : le fait de montrer le fonctionnement de l'EI, le déploiement de leurs forces ou de diffuser les discours de leurs représentants a été considéré comme une incitation au terrorisme par l'Etat français. Informer de la réalité des agissements, écrits, démonstrations de l'Etat islamique est-il une incitation, surtout lorsqu'elle est contextualisée et ne prend pas parti ? Le magazine en ligne numerama.com retrace la fermeture administrative du site "Islamic News" sur ordre du ministre de l'Intérieur français :

"On sait désormais pourquoi Islamic-News.info, qui se défend de toute apologie du terrorisme, a été bloqué sur ordre du ministère de l'intérieur, sans passer par une action judiciaire. Dans un article publié mercredi soir, Le Monde (qui lui-même constate que le site "ne fait effectivement aucune apologie ouverte du terrorisme") révèle que les services de l'Etat ont exigé des FAI qu'ils bloquent l'accès à l'ensemble du média couvrant l'actualité du monde islamique parce qu'il "reproduit – sans le mettre en perspective – un discours d'Al-Baghdadi dans lequel le leader de l'EI invite à « déclencher les volcans du djihad partout », et héberge le fichier audio de ce discours in extenso".

Copie d'écran de la page d'accueil du site islamic-news.info avant sa fermeture administrative :

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L'interview du responsable du site islamic-news.info à la suite de la fermeture de son site, un jeune diplômé de "droit international public diplomatique et consulair" reflète bien le décalage intrinsèque au sujet de l'information et de la communication, entre une vision étatique et politique, orientée sur l'aspect sécuritaire, la lutte anti-terroriste, et celle des chercheurs, analystes, journalistes ou simples lecteurs, qui veulent (s') informer et comprendre.

Désormais, c'est l'internaute le coupable présumé

Nicolas Sarkozy avait réclamé après les attentats de Mohamed Merah en 2012 une loi pour pénaliser la "consultation de site terroristes", ce qui avait été refusé par le Conseil d'Etat qui avait précisé à l'époque que "cette mesure sans précédent ni équivalent  conduirait à menacer de prison des individus qui  n’auraient commis ou tenté de commettre aucun acte pouvant laisser présumer qu’ils auraient cédé à cette incitation ou seraient susceptibles d’y céder".

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Le principe de liberté de communication était donc mis à mal par cette proposition de disposition légale, ce que le Conseil d'Etat soulignait comme "une atteinte qui ne peut être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l’objectif de lutte contre le terrorisme et qui rentre en contradiction avec la Constitution française et les textes européens."

En 2016, le gouvernement a pourtant fait voter une loi identique à celle proposée par Nicolas Sarkozy en 2012, et il a été appuyé dans cette démarche par l'opposition. Cet article de la loi "renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale" stipule dans son article 421-2-5-2. que : "Le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende."
Puis il souligne ensuite : "Le présent article n’est pas applicable lorsque la consultation est effectuée de bonne foi, résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice. "

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Une "volonté" criminelle anticipée par l'Etat

L'internaute est désormais présumé coupable de volonté d'actes terroristes par sa seule présence en ligne sur des sites déclarés comme incitant au terrorisme : ce principe d'une intention présumée, de la part de l'administration puis de la justice, à l'encontre des lecteurs de sites internet, semble difficile à mettre en œuvre. Elle risque d'ailleurs de se confronter une nouvelle fois à l'avis négatif du Conseil d'Etat de 2012 qui refusait la possibilité de "menacer de prison des individus qui  n’auraient commis ou tenté de commettre aucun acte pouvant laisser présumer qu’ils auraient cédé à cette incitation ou seraient susceptibles d’y céder".

L'avocat spécialiste du droit de l'Internet en France et président d'honneur de l'Internet society, Olivier Iteanu, souligne cet aspect flou et subjectif, qui présume de la culpabilité des internautes : "Ce texte de loi est un copié-collé de celui sur la consultation de sites pédopornographiques, mais consulter un site pédopornographique est un acte en soi, un acte sexuel. Alors que consulter un site faisant l'apologie du terrorisme n'est pas un acte en soi, à l'inverse de la pédopornographie, et d'ailleurs, où commence l'apologie du terrorisme ? On est sur des pentes qui sont très glissantes. Il est certain qu'on ne peut pas mettre à disposition de tout le monde des contenus qui incitent au meurtre, et d'ailleurs le droit français punit la publication de tels contenus. Mais là, on confine à la police de la pensée."

Quels moyens avec quelles garanties démocratiques ?

Le point de vue du législateur est simple : si vous consultez un site Internet incitant au terrorisme déclaré comme tel par l'administration, vous êtes : soit un terroriste, soit un candidat au terrorisme, ou bien un journaliste, un enquêteur ou un chercheur… et donc "de bonne foi". L'idée centrale de ce texte reste que les seules professions se vouant à la recherche d'informations et au combat contre le crime sont
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censées ne pas être influencées par ces sites, à l'exception… de tous les autres publics.

Olivier Iteanu souligne la difficulté à savoir quels sites pourront mener au pénal s'ils sont consultés, et d'un point de vue judiciaire, la tentation de poursuivre sur de simple soupçons : "Les Parquets vont être tentés de poursuivre les gens parce qu'ils ont consulté des sites, en pourront obtenir jusqu'à 2 ans de prison à leur encontre. Mais dans ce cas là, on est peut être dans le fantasme."

Comment l'Etat français va-t-il faire pour repérer tous les sites diffusant de l'information sur le terrorisme, et informer le public sur ceux qui relèvent du pénal ? Quid des système de chiffrement et d'anonymisation des connexions, empêchant ou rendant très ardue la géolocalisation des internautes ? Comment traiter l'usurpation d'adresse IP, par le piratage des accès wifi par exemple ?

Au final, Maître Iteanu pense que "ce type de textes est un peu comme l'histoire pour coincer Al Capone, qui en fin de compte a été traîné en justice… pour fraude fiscale. Cet outil de délit de consultation de sites web est avant tout un outil d'intimidation, mais c'est très vaseux".

Le crime de "consultation de sites web" est en tout cas désormais dans la loi française. Reste à voir — au delà de son caractère contestable en termes de libertés et de possibles erreurs judiciaires —  s'il aura un effet dissuasif, améliorera la lutte contre le terrorisme.  Ou à l'inverse, s'il ne provoquera pas des vocations. Que ce soit en termes de nouvelles formes de recrutements des terroristes…  ou de nouvelles méthodes de propagande ?