Ce jeudi 17 novembre, les avocats d’une trentaine d’interprètes afghans - ayant travaillé pour l’armée française entre 2002 et la fin 2014 - ont contesté devant le tribunal administratif de Nantes (ouest) le refus par l’Etat de leur accorder un visa. Une lourde procédure qui s’ajoute à un quotidien fait de peur et de menaces.
« C’est une honte absolue, on les a mis dans ces difficultés. Ils ont aidé la France à accomplir cette mission et on leur refuse ces visas », s’indigne Maître Loïc Bourgeois, avocat au barreau de Nantes et
associé du cabinet Quai des libertés. Lors d’une lourde audience de quatre heures, plusieurs avocats ont plaidé individuellement et collectivement la cause de 60 ou 70 dossiers d’anciens interprètes afghans (auxiliaires) de l’armée française à qui l’Etat français a refusé un visa. Le précieux sésame pour laisser derrière eux une vie de clandestinité.
Qu’ils soient interprètes, chauffeurs, cuisiniers ou encore barman, ils sont aujourd’hui la cible des talibans. Considérés comme traîtres, plusieurs décapitations les visant ont eu lieu ces dernières années dans ce pays où les forces françaises sont intervenues entre 2002 et la fin 2014,
quand la présence militaire internationale a quitté l’Afghanistan. Le ministère de la Défense en avait recruté 700 ou 800.
« Les interprètes sont toujours dans leur pays d’origine en attendant une décision, explique Maître Bourgeois.
Ils se cachent pour échapper aux exactions et aux menaces car ils ont servi aux côtés des militaires français ».
Lire notre article > Afghanistan : l'encombrant passé des interprètes de l'armée françaiseDroit d'asile
A ce titre, ils sollicitent le soutien de l’Etat français en invoquant la protection fonctionnelle. Une loi de 1983.
«A partir du moment où l'on sert l’Etat et ce service met en danger les intéressés, il existe une obligation légale de protéger les personnes qui ont été amenées à servir le pays. Le point le plus important c’est qu’à partir du moment où ils sont en France, on sait qu’ils sont éligibles à l’asile. Mais pour pouvoir solliciter cet asile, un droit fondamental, il faut arriver sur le sol français », ajoute-t-il.
Maître Fenna Baouz, avocate au barreau de Paris et
membre au service des auxiliaires afghans de l’armée française, abonde dans ce sens. Elle précise que certains auxiliaires
« ont quitté leur pays natal de leur propre chef et sont arrivés en France ». Tous les cas que l'avocate connaît personnellement ont obtenu l’asile :
« Mais c’est de plus en plus dur de tenter l’aventure. Juste sortir de là où ils sont c’est très dangereux. Le trajet l’est aussi ».
Pour rester en vie, ces Afghans qui aidaient les soldats français se déplacent tout le temps rendant la communication avec leurs avocats très difficile.
« Quand je dois parler avec mon client, il me répond trois jours après, dans le meilleur des cas. Mais j’ai déjà passé trois semaines sans avoir des nouvelles et je n’ai même plus son numéro de téléphone à cause des menaces. On communique sur Facebook quand il peut, par mail. Il n’utilise pas son vrai nom. Il doit se déplacer à chaque fois pour me joindre. Là où il est, il n’a pas internet. Il ne me dit pas exactement où il vit caché », raconte Me Baouz
Une procédure d'urgence pour échapper au cauchemar
Pour tenter de mettre fin à cette situation ubuesque, ces avocats ont présenté une procédure d’urgence devant le tribunal administratif de Nantes (ouest). Seul tribunal compétent en France en matière de refus de visa.
« On parle d’urgence car une procédure devant le tribunal administratif dure deux ans. Mais on ne peut pas attendre », précise Loïc Bourgeois.
Le juge a le pouvoir de demander au ministère de l’Intérieur de réexaminer les dossiers s’il estime que c’est « évident » et « urgent ». D’où l’importance de le convaincre, selon Fenna Baouz :
« Ceux qui ont assisté à l’audience ont vu que l'ambiance était tendue. Le président posait beaucoup de questions, exprimait ses réserves sur les moyens qu’on invoquait, ça a été vraiment un combat. Ce qui nous a rassuré c’est qu’il a pris au sérieux l’affaire, il nous a dit qu’il allait faire un examen très attentif dossier par dossier. Les dossiers sont variés. Nous avons pris le temps de les monter ».
Un processus opaque
Ce qui pourrait convaincre le président c’est la faiblesse de l’argumentaire du représentant du ministère de l’Intérieur présent à l’audience.
« Le ministère nous a répondu juste la veille de l’audience, ça ne nous laissait pas beaucoup de temps pour analyser sa position. Mais on s’est très vite aperçu qu’il y avait des erreurs factuelles ou sans rapport avec les faits. Parfois, il disait qu’on ne produisait pas les preuves nécessaires alors que c'était tout le contraire », se désole l’avocate.
A propos de son client, par exemple, le ministère de l’Intérieur affirme qu'il ne sortait pas de la radio militaire où il travaillait et qu'il n'était donc pas exposé au danger.
Sauf que dans son dossier Me Baouz affirme avoir présenté l’attestation d’un militaire qui confirme qu'il
« n’hésitait pas à sortir de la base pendant les combats pour faire des reportages ». Dans cette radio tous les auxiliaires ont obtenu un accord de visa sauf son client. Le ministère a répondu
« qu’il s’agit juste d’une mesure de faveur et que ce requérant ne correspond pas aux critères de relocalisation, mais sans dire pourquoi il ne correspond pas aux critères ».
On n'a aucune idée des critères précis pour attribuer les visas
C’est précisément ce que Loïc Bourgeois, ainsi que tous les avocats des interprètes, reprochent au ministère de l’Intérieur :
« On n’a aucune idée des critères précis réels. Il sont laissé entendre que la notoriété de l’interprète comptait ou la durée de ses missions. Mais on sait très bien qu’une centaine a obtenu des visas de manière totalement discrétionnaire. Certains avaient eu une mission extrêmement courte. D’autres plus longue. Il n’y a rien de rationnel. C’est insupportable pour nos clients qui nous demandent ‘pourquoi je n’y ai pas droit ‘
. Si on avait des ligne directives claires on pourrait se battre à armes égales. Il existe peut-être des critères qui sont bien cachés».Rien de tout cela pour le représentant du ministère de l'Intérieur. Selon lui, sur les quelque 700 auxiliaires afghans employés par la France, seules 252 demandes de visa ont été déposées. Il n'y a donc
« pas d'automatisme entre le statut d'auxiliaire et l'existence d'une menace particulière. D'ailleurs, trois sont depuis repartis dans leur pays », a-t-il expliqué à l'AFP.
Le président du tribunal administratif de Nantes, Christian Cau, repproche de son côté au ministère de présenter une copie qui n'est pas à la hauteur des circonstances en rendant un dossier avec des
« coquilles et des copier-coler mal faits ». Il
rendra ce mardi 22 novembre son délibéré.
Plusieurs possibilités s'offrent alors. Le tribunal peut se déclarer non compétent. Dans ce cas-là, l'attente pour les interprètes sera encore longue. Au contraire, Christian Cau peut considérer que le ministère de l'Intérieur doit réexaminer les dossiers. Mais comment ?
« Le président semble vouloir dire qu’il n’y aura pas de décision globale. Ce qui peut dire qu’il y aura des dossiers acceptés ou que chaque refus sera correctement motivé. Des réponses variées seront données », détaille Me Baouz
.
Les leçons non-apprises de l'Histoire
Ce que les avocats et leurs clients espèrent avant tout c'est des réponses claires et échapper aux cafouillages de l'administration. Les tout premiers auxiliaires qui ont obtenu un visa ( au moins 91 ont eu un avis favorable dans le passé) arrivaient en France sans être informés de ce qui les attendait dans leur nouveau pays.
Ils étaient nombreux à ignorer qu'une prise en charge était prévue car le consulat n'avait pas rédigé une fiche d'information. Bien plus tard, d'autres n'étaient même pas au courant que leur demande avait été refusée et qu'ils avaient la possibilité de présenter un nouveau dossier en juin 2016.
La situation de ces auxiliaires de l'armée française n'est pas sans rappeler celle des harkis pendant la guerre d'Algérie. Des centaines de personnes ont été engagée dans l’armée française de 1957 à 1962 sous contrat mensuel renouvelable sans avoir un statut militaire.
Il a fallu attendre 2012 pour que le président français, Nicolas Sarkozy,
reconnaisse la responsabilité du gouvernement français dans « l'abandon » des harkis après la fin de la guerre en 196213. Son successeur, François Hollande, reconnaîtra lui aussi
« les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférés en France».