Dix ans après sa création, la Cour pénale internationale en question

Image
Dix ans après sa création, la Cour pénale internationale en question
Le siège de la CPI à La Haye (Pays-Bas)
Partager9 minutes de lecture
Le 1er juillet 2002, le premier tribunal international  permanent chargé de poursuivre les auteurs présumés de génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre voyait le jour. Ce dimanche, la Cour pénale internationale (CPI) a dix ans. On lui reproche souvent la pesanteur de ses procédures et les condamnations qui se font attendre, mais aussi d’être une justice à deux vitesses aux dépens de l’Afrique. Claude Jorda, ancien juge à la CPI, et Antoine Garapon, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la Justice donnent leur avis sur ces accusations.

La CPI s'acharne sur l'Afrique

Toutes les procédures d’enquête ouvertes par la CPI  depuis sa création visent le continent noir. Pourtant, dire que la CPI s’acharne sur l’Afrique serait un mauvais procès, selon Antoine Garapon : “Si une majorité d’Etats africains ont ratifié le traité de Rome, créateur de la CPI , c’est aussi pour se protéger eux-mêmes. Certains, comme la Côte-d’Ivoire, se sont soumis volontairement à la CPI. Si les tortures perpétrées par des soldats américains à Abu Ghraib n’ont pas été examinées, par exemple, c’est qu’il est impossible de remonter au niveau du commandement, car jamais l’armée américaine n’acceptera que l’on mette en cause ses généraux. Et les Etats-Unis n’ont jamais ratifié le statut de Rome. »
Une crise ouverte a éclaté entre la CPI et l’Union africaine lorsque la CPI a lancé un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar El-Béchir, alors que l’Union africaine avait fait part de son opposition, craignant pour le processus de paix au Soudan. Aujourd’hui, l’apaisement dépend des qualités diplomatiques de Fatou Bensouda, la procureure entrée en fonction le 15 juin 2012. D’origine gambienne, elle part avec un atout : la confiance de l’Union africaine.
 
 

Des procédures trop lourdes pour être efficaces

Des procédures trop lourdes pour être efficaces
Antoine Garapon
Le vrai défi de la CPI, selon Antoine Garapon, c’est la réactivité et l’efficacité des procédures : « Il  faudrait une politique de poursuite plus déterminée, des procédures simplifiées et des moyens d’action allégés. La cour devrait s’imposer des délais – un an, par exemple –  pour traiter les dossiers de façon que les populations voient les résultats plus rapidement. Il faut bien sûr offrir toutes les garanties aux accusés, sans donner prise aux abus qui font traîner les procès en longueur. La seule parade, c’est de fixer des délais. »

Il n’y a jamais eu à la CPI de grands procès comme ceux des tribunaux spéciaux. « Pourquoi le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a-t-il fini par avoir Mladic ou Karadzic ? interroge Claude Jorda. Parce que le Conseil de Sécurité de l’ONU avait levé le droit de veto de la Chine et de la Russie et que tous les Etats étaient engagés, ce qui n’est pas le cas à la CPI. Or ce qui est possible dans les tribunaux spéciaux ne l’est pas pour l’instance permanente qu’est la CPI. Il faudrait revenir sur le statut de Rome, ce qui serait très complexe. C’est pour cette raison qu’Omar el-Béchir reste en liberté et que le procureur est obligé de se cantonner aux enquêtes. » 
 

Aucune mise en cause n'est inutile

 
Et pourtant, même si elles ne débouchent pas sur une condamnation, les enquêtes et mises en accusation de la CPI ne restent pas totalement lettre morte. Un chef d’état ou de guerre mis en cause en sort stigmatisé et fragilisé. « Omar el-Béchir est désormais un président isolé, qui reste à la merci d’un coup d’Etat dans son pays » souligne Claude Jorda, qui, lui, préconise une procédure par contumace, comme pour Mladic et Karadic. « Vis-à-vis des victimes, ce serait déjà un progrès de voir que el-Béchir peut-être jugé sans être présent » ajoute-t-il. Car lenteur du processus vient aussi des difficultés à monter un dossier d’accusation mûr, solide et dirigé contre les bonnes personnes. « C’est un véritable enjeu d’avoir les accusés dans le box et de leur assurer une pleine défense – une défense dont l’objectif principal n’est pas de gagner du temps et d’enliser la procédure » explique Antoine Garapon.

La présence des victimes au procès reste un acquis de la CPI sur lequel les organisations des droits de l’Homme ne sont pas prêtes à revenir. C’est aussi une autre raison invoquée pour expliquer la lourdeur de la justice internationale et le trouble qui plane sur son action. « Comme tout le monde, j’ai salué l’arrivée des victimes dans le procès, mais je m’aperçois que ce n’est pas tenable, constate Claude Jorda. Il faudrait s’occuper des victimes parallèlement, dans le cadre d’une commission de réconciliation, par exemple, mais en dehors du processus pénal. Ainsi Thomas Lubanga, que j’ai accueilli en 2006, vient-il seulement d’être reconnu coupable en mars 2012. Et sa peine n’est toujours pas prononcée (elle le sera le 10 juillet 2012, NDLR) ! Or il n’est qu’un chef de milice parmi des dizaines d’autres en République démocratique du Congo. Ce n’est pas raisonnable »
 

Une justice universelle ?

Une justice universelle ?
Claude Jorda
 
Comment la CPI peut-elle jouer pleinement son rôle de juridiction internationale indépendante sans représenter la communauté internationale dans son ensemble ? Contrairement aux tribunaux spéciaux, la CPI n’engage que les 121 Etats du statut de Rome, et c’est son grand défaut. Russie, Etats-Unis, Inde et Chine, notamment, brillent par leur absence.

Les Etats-Unis mènent une politique ambigüe : ardents défenseurs du principe de justice internationale, ils sont en première ligne pour mener les accusés dans les box des tribunaux internationaux. Or ils refusent encore de ratifier le statut de Rome, alors qu’ils l’ont déjà signé sous la présidence de Bill Clinton. « Avant, les Etats-Unis n’hésitaient pas à faire pression sur de petits pays comme la Bulgarie – ‘on vous coupe les vivres si vous soutenez la CPI…’ Mais le pays a beaucoup changé depuis l’élection de Barack Obama. Sa ratification du statut de Rome serait un bon signal pour d’autres pays et isolerait encore davantage les non-signataires.» affirme Claude Jorda. La justice est une valeur profondément ancrée dans la mentalité américaine, même si c’est une justice liée au peuple, difficilement conciliable avec une instance internationale. « Mais en adhérant à la CPI, ils perdraient le pouvoir d’actionner eux-mêmes les leviers de l’accusation pour mettre hors-jeu certains leaders – et c’est ce à quoi ils tiennent le plus, explique Antoine Garapon. Sans compter que les Etats-Unis, qui appliquent encore la peine de mort dans certains Etats, hésitent à reconnaître une juridiction qui ne la pratique pas. »
 
Blocage russe, la Chine intéressée ?

Selon toute vraisemblance, la Russie, elle, manquera encore longtemps à l’appel. « Elle serait appelée à fournir les chefs de guerre, politiques ou de milice soupçonnés de graves crimes explique Claude Jorda. Or le pays craint pour ses actions en Tchétchénie. » Au-delà des faits, la Russie reste un pays autoritaire encore très loin de l’idée de justice pénale internationale. Elle semble avoir renoncé à incarner un quelconque idéal aux yeux du monde, comme il l’a fait pendant des décennies avec le communiste."  

Paradoxalement, la Chine serait plus proche de l’idée de justice internationale. « Elle a le désir de constituer un pôle d’attraction moral pour le monde et a compris qu’une grande puissance n’est pas seulement diplomatique et économique, » souligne Antoine Garapon.

Quant à la frilosité de l’Inde, elle est à l’image de son attitude générale vis-à-vis du monde et ne semble pas insurmontable. « C’est un pays qui a hérité de l’empire britannique un grand respect pour la justice. Les avocats y sont nombreux et la cour suprême très active et respectée. C’est une vraie démocratie, » selon Antoine Garapon.

Dix ans après la création de la  CPI, son extension et son devenir sont confrontés à deux grands paradoxes : elle se doit exemplaire vis-à-vis des autres juridictions du monde, or sa pesanteur n’est pas exemplaire ; elle se doit universelle, alors qu’elle ne représente pas une l’ensemble de la communauté internationale. Reste que la Cour pénale internationale, en germe depuis le début le début du xxe siècle, a le mérite d’exister. Et elle ne pourra être jugée que sur le très long terme.
 
 

Quatre questions à Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale des Droits de l’Homme

Pour les organisations de défense des droits de l’Homme, la Cour pénale internationale est l’écho et le bras armé qui les aident à obtenir justice et réparation pour les victimes de génocide, torture, crimes contre l'humanité ou crimes de guerre. L’avocate Clémence Bectarte coordonne depuis cinq ans le groupe d'action judiciaire de la Fédération internationale des Droits de l’Homme.
 
Dix ans après sa création, la Cour pénale internationale en question
Jean-Pierre Bemba devant la CPI à l'ouverture de son procès, le 27 avril 2010
Quelle affaire concrète avez-vous plaidé auprès de la CPI ?

Nous avons été parmi les premiers à aller enquêter sur le terrain sur la récurrence des crimes sexuels perpétrés en République centrafricaine par Jean-Pierre Bemba et ses ministres. Nous avons recueilli le témoignage de nombreuses victimes et, très tôt, nous avons alerté le bureau du procureur  de la CPI. Nous tenions à le sensibiliser à cette spécificité des crimes perpétrés à cette époque dans le pays. Et lorsque par Jean-Pierre Bemba a été frappé d’un mandat d’arrêt, il a été très important pour nous de voir que les crimes sexuels figuraient en première place dans les charges retenues. Cela reflétait la gravité et la spécificité des exactions sur place. Ayant apporté notre pierre à l’édifice, nous savions combien c’était important pour les victimes qu’elles existent juridiquement à l’encontre de Jean-Pierre Bemba.

Comment procédez-vous concrètement pour saisir la CPI ?

Nous intervenons bien en amont de l’ouverture du procès pour alimenter le dossier transmis au procureur, et parfois avant même l’ouverture de l’enquête, qui a lieu tantôt à l’initiative du procureur, tantôt à celle des Etats eux-mêmes, comme dans le cas de la République centrafricaine ou de la République démocratique du Congo. Nous enquêtons sur le terrain et recueillons les témoignages avec l’aide des organisations nationales de défense des droits de l’homme proches des victimes, puis nous les transmettons au bureau du procureur de la CPI, soit à titre confidentiel, soit officiellement. Nous  essayons aussi d’influer sur la stratégie de poursuite adoptée par le procureur pour faire entendre avant tout la voix des victimes. Enfin, nous sommes là aussi pour faire participer pleinement les victimes aux procédures.

La participation des victimes au procès n’alourdit-elle pas un processus déjà très long ?

C’est encore un processus en devenir. Nombre d’aspects du statut de Rome peuvent être explorés pour trouver les meilleurs pratiques. A l’époque, nous avions milité en faveur d’une reconnaissance du rôle des victimes. C’était important pour se démarquer des Tribunaux pénaux internationaux, où les victimes ne sont présentes qu’en tant que témoins. Mais nous sommes aussi conscients des limites, car s’agissant de crime de masse, le pragmatisme peut imposer de rationaliser les procédures. Reste principe de la reconnaissance des victimes dans la procédure est pour nous quelque chose qui ne doit pas être remis en question.

Quels développements appelez-vous pour la CPI ?

Pour nous, c’est une immense richesse d’accompagner les victimes et les défenseurs des droits de l’homme jusqu’au niveau international, des gens qui se battent tous les jours, dans des conditions très difficiles pour que justice soit rendue, parfois au péril de leur vie. S’il y a une part de frustration - car la CPI n’est pas toujours en mesure de répondre à nos attentes en termes de lutte contre l’impunité, c’est aussi dû au manque de coopération des Etats. C’est à eux que s’adresse mon plaidoyer : ils doivent ratifier le statut de Rome, adhérer politiquement et financièrement à la CPI, en soutenir l’existence même et le développement. Concrètement, une ratification universelle du statut de Rome permettrait à la cour de devenir l’outil incontournable de la justice internationale souhaité par les défenseurs des droits de l’Homme lorsqu’il s’agit de justice et de résolution des conflits.
>> A revoir : comment fonctionne la CPI ? Les explications de Thomas Snégaroff