L'édito de Slimane Zeghidour

Doha, la nouvelle Genève du Moyen-Orient ?

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Doha

Image de la "skyline" de Doha en 2022 (AP Photo/Frank Augstein).

Beyrouth, on l’a oublié, passait jadis pour la « Suisse du Proche-Orient », avec ses banques au secret réputé inviolable, ses casinos huppés, ses lieux de plaisirs interlopes. Doha, elle, ne bouderait pas le titre de « Genève du Moyen-Orient ». Certes, le Qatar ne jouit pas, à l’instar de la Confédération helvétique, d’un statut de neutralité reconnu, et ce depuis le Congrès de Vienne en 1815, mais il tend, et c’est patent, à ériger sa capitale en autre haut-lieu discret de pourparlers de paix autour des conflits les plus inexpiables. À défaut de services bancaires secrets, elle propose ses bons offices discrets.

La Suisse du Proche-Orient

Si chaque État fait, selon le vieil adage, la politique de sa géographie et de ses moyens, l’émirat gazier paraît avoir bien pris la mesure des siens propres. Au pouvoir financier hors du commun, le pays dispose d’un territoire équivalent à celui du Liban et d’une population inférieure à celle de Malte, à savoir un tiers de million de nationaux, soit un habitant sur dix de la presqu’île. Il suffit de jeter un œil sur la carte : le pays à l’aspect d’une langue de terre qui s’accroche à la Péninsule arabe et s'incline vers l’Iran.
 
Pris en étau entre deux capitales rivales, Riyadh et Téhéran, le pays ne lésine pas sur ses enviables moyens pour se tailler une place de choix sur l’échiquier moyen-oriental sinon international en devenant un « hub » majeur de missions de bons offices, à orientation humanitaire et pacifique. 

Suisse

La résidence du Bois-d’Avault de l'émir du Qatar, près de Genève, en Suisse où a résidé la délégation du FLN lors des négociations d'Évian en 1962 (DR).

Une base américaine imposante

Une vocation tout à fait compatible avec l’existence de l’imposante base américaine d’Al-Ubeid, sise à l’est de la capitale, bien au contraire. Washington y est plus que favorable et peut ainsi garder un œil sur tel ou tel conflit, voir sans s'y montrer, y interférer sans s’impliquer, y pousser à une solution négociée sans se démentir, quand bien même un protagoniste, qui plus est non-étatique, est-il déjà qualifié de « terroriste » sur la liste du Département d’État.

infirmières bulgares

Images du procès des infirmières bulgares le 17 février 2002 en Libye. Elles étaient accusées par Tripoli d'avoir contaminé au VIH 393 enfants. Elles ont été libérées grâce à la médiation de Doha et de Paris en 2007. AP/Archives.
 

Fort de l’aval des États-Unis et, par conséquent, de l’Europe ainsi que, faut-il le souligner de d’Israël, Doha abrite le plus long et le plus ardu processus de négociation entre le Hamas et l'État juif. Tel-Aviv y dépêche, ce lundi 10 mars une énième délégation pour entamer la seconde phase de l'accord de cessez-le-feu du Gaza.

Cahin-caha, bon an mal an, le Qatar peaufine, depuis la fin de la guerre Froide et la chute du Mur de Berlin, son profil de médiateur clé, disponible par tout temps et fiable, en mettant habilement à profit sa position géographique, ses ressources financières et ses contacts directs avec le plus large éventail d’acteurs en conflit, même les plus infréquentables, y compris des entités étatiques ou non-étatiques.

Médiateur tous azimuts

Il a ainsi pu jouer avec succès ce rôle dans les pourparlers entre talibans et Américains, après que Washington ait approuvé l’ouverture d’un bureau de Kaboul à Doha, et, plus tard, d’une officine autre pour la branche politique du Hamas.

Il aura ainsi offert ses bons offices autant pour des pourparlers de paix que pour l’échange de prisonniers ou la libération d’otages. Il s’est entremis entre le Hamas et le Fatah en conflit armé à Gaza, entre le Maroc et le Front Polisario, le courant Houti et le pouvoir central du Yémen, la Somalie et le Kenya, le Soudan, en lutte avec sa province du Darfour puis avec l’Érythrée, la Libye et les Touaregs, sans oublier la libération d’une douzaine de détenus, -argentin, américain, australien, américain, canadien et quatre soldats tadjiks- , mis sous écrou par le régime taliban ; un journaliste japonais enlevé par Al-Qaïda en Syrie… N'est-il pas allé jusqu'à verser "rançon" exigée par un groupe djihadiste d'Irak pour obtenir la libération de deux journalistes français ?
 
Devenu quasi incontournable, de nos jours, le Qatar en retire un indéniable prestige qui estompe tant soit peu l’image tenace en Occident d’un « État parrain des Frères musulmans » sinon même de « trésorier » de l’intégrisme islamique, y compris dans sa dérive terroriste. Ainsi, lors de la 77e Assemblée générale des Nations Unies de septembre 2022, l'émir Cheikh Tamim bin Hamad Al-Thani déclare que la médiation des conflits est un élément clé de la politique étrangère de son pays, et qu'il est désormais un partenaire international fiable.

otage israélien libéré

Après sa libération par le Hamas, l'ex-otage israélien Omer Wenkert salue des gens lors de son arrivée à l'hôpital Beilinson à Petah Tikva en Israël, 22 février 2025. 

AP Photo/Ohad Zwigenberg

La même année, les Affaires étrangères se dotent d’un porte-parole, voué à expliquer la vocation médiatrice de l’émirat. Très vite, le visage de Majed Al-Ansari, par ailleurs conseiller du Premier Ministre, devient familier des journaux internationaux, y compris israéliens. Il aura ainsi suivi de bout en bout le lancinant ballet des patrons des services secrets associés à là mise sur pied d'un cessez-le-feu à Gaza, Mossad israélien, CIA américaine, Moukhabarat égyptien. Tant d’efforts, d’allées et venues, à des horaires impossibles, entre négociateurs israéliens et palestiniens, d’autant plus tatillons qu’ils refusent tout contact direct les uns les autres et qu’ils sont loin de leurs états-majors, à Gaza et à Tel-Aviv.
 
Plus qu’une vocation, la médiation devient alors l’identité même de l’État, de sa politique étrangère à tout le moins. Une exposition permanente, sorte de musée de la Médiation, s’ouvre à l’hôtel Sheraton. Une vidéo visualise sur un planisphère les pays et les conflits, du Japon à l’Argentine en passant par l’Ukraine, la Russie et la France, où Doha a pu intervenir, le plus souvent avec succès. On y apprend, en passant, que l’aspiration à faire de Doha une sorte de Genève trouve sa source à… Genève !

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Dans l'hôtel Sheraton de Doha, une vidéo montre sur un planisphère les pays et les conflits dans lesquels le Qatar a offert sa médiation. 

C’est là, en effet, que le 5 juin 1961, la veille du round final des pourparlers de paix entre Algériens et Français, l’émir du Qatar Sheikh Ahmed ben Ali Al Thani, le grand-oncle de l’actuel, met sa résidence du Bois-d’Avault, près de Genève, en Suisse, à la disposition de la délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Les négociateurs algériens y séjournent jusqu’à la signature des accords d’Évian, le 19 mars 1962, qui mettent fin à la guerre d’Algérie.
 
Dix ans avant l’indépendance de son propre pays, encore sous domination britannique, le Qatarien aura ainsi contribué tant soit peu à celle de l’Algérie.

Slimane Zeghidour est écrivain, chercheur et spécialiste du monde arabe dans l'émission Maghreb Orient Express.

Le point hebdomadaire sur l'actualité internationale avec Slimane Zeghidour

Slimane Zeghidour est écrivain, chercheur et spécialiste du monde arabe dans l'émission Maghreb Orient Express.