Double dette haïtienne : Paris amorce un travail de mémoire

Emmanuel Macron doit reconnaître ce jeudi 17 avril 2025 une "forme d'injustice initiale" imposée à Haïti, qui dut payer une indemnité colossale voulue par la France en échange de son indépendance. Le président français entend ainsi lancer un travail de mémoire avant de décider d'une éventuelle réparation.

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Un manifestant brandit un drapeau haïtien lors d'une manifestation contre l'insécurité à Port-au-Prince, en Haïti, le mercredi 19 mars 2025.

Un manifestant brandit un drapeau haïtien lors d'une manifestation contre l'insécurité à Port-au-Prince, en Haïti, le mercredi 19 mars 2025. 

(AP Photo/Odelyn Joseph)
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Tous les Haïtiens connaissent cette histoire. Celle d'une indemnité colossale imposée en 1825 par la France pour prix de la liberté de son ex-colonie.

Deux cents ans plus tard, la mémoire de cette dette est toujours vive et son impact sur le destin du pays, qui vit dans une instabilité politique chronique, fait l'objet de débats sans fin.

Paris et Port-au-Prince s'apprêtent à commémorer jeudi cet épisode.

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A l'occasion du bicentenaire de la reconnaissance de l'indépendance de ce pays des Caraïbes en proie à une triple crise politique, sécuritaire et humanitaire, le président français va reconnaître "la force injuste de l'Histoire qui a frappé Haïti dès sa naissance" en tant qu'Etat, a dit mercredi l'Elysée à des journalistes.

Après avoir proclamé son indépendance en 1804 à l'issue d'une victoire militaire contre le corps expéditionnaire napoléonien, les nouvelles autorités de Haïti acceptent, le 17 avril 1825, sous la menace des canons de la flotte française, de payer 150 millions de francs-or d'indemnité aux anciens propriétaires de terres et d'esclaves, en échange de la reconnaissance de l'indépendance par le roi Charles X. La somme sera ramenée en 1838 à 90 millions.

"Double dette"

Pour s'en acquitter, la jeune république caribéenne doit s'endetter à des taux très élevés auprès de banques françaises - alors même que plonge le cours du café, de très loin sa principale ressource.

Le règlement de cette "double dette" s'étalera jusqu'en 1952, date du paiement des derniers intérêts.

"Tout cela a évidemment pesé sur le destin de la jeune nation haïtienne" et "a imprégné profondément l'histoire de Haïti", reconnaît l'Elysée.

Le "travail de reconnaissance et non pas de repentance", dixit la présidence française, devrait s'inspirer de ce qui a déjà été fait sous les deux mandats d'Emmanuel Macron au sujet de la guerre d'Algérie, du génocide au Rwanda ou encore de la colonisation française au Cameroun. A chaque fois, des commissions d'historiens ou chercheurs des deux français ont planché sur ces sujets épineux.

Interrogé sur une éventuelle "restitution" de cette dette, comme réclamé en Haïti, l'Elysée a répondu que "le but de ce travail sera d'arriver à tirer un certain nombre de conclusions qui seront historiquement incontestables, de façon à voir comment la France, pratiquement, peut aller au bout du chemin de reconnaissance dans lequel elle s'engage".

"Le président n'a pas peur de demander pardon", mais il ne s'agit que du "début du processus", a ajouté un conseiller.

"Rançon"

Selon la Fondation pour la mémoire de l'esclavage (FME), cet engrenage a entraîné Haïti "dans une spirale de dépendance néocoloniale dont le pays ne parviendra jamais à s'extraire".

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"Cette indemnisation a entravé durablement le processus de développement du jeune État tant par ses mécanismes financiers que par le poids politique qu'elle charrie", abonde l'économiste haïtien Pierre Benzico, interrogé à Port-au-Prince.

Pays de 12 millions d'habitants, le plus pauvre des Amériques, Haïti vit depuis des dizaines d'années dans une instabilité politique chronique, qui favorise le règne de gangs. Ces bandes criminelles contrôlent actuellement environ 85% de la capitale, selon l'ONU, et sèment la terreur par des meurtres, viols, enlèvements et pillages.

Laurent Watson, chauffeur de taxi-moto dans la capitale, évoque une "rançon payée par Haïti à la France". "Nous payons encore les conséquences de cette imposition", ajoute-t-il, tout en disant être davantage préoccupé par l'insécurité et la crise sanitaire et humanitaire.

Pour leur part, les autorités françaises rejettent souvent une lecture trop manichéenne de l'Histoire, estimant que cela permet aux dirigeants haïtiens de s'exonérer de leurs responsabilités dans l'instabilité, la corruption et les rapports troubles entre une partie de l'élite politique et les milieux criminels.

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Dont celui de la drogue: à 1.100 km de Miami, Port-au-Prince représente une plaque tournante idéale pour le trafic vers les États-Unis.

Restitution ?

Mais Emmanuel Macron Ira-t-il, au bout de ce processus, jusqu'à une réparation financière, même symbolique, demandée par les autorités haïtiennes? Dans la foulée d'une campagne lancée en 2003, l'ex-président haïtien Jean-Bertrand Aristide avait évalué cette "double dette" à 21,7 milliards de dollars.

Un comité de réflexion réuni à l'époque par le gouvernement français sous l'égide de Régis Debray avait conclu à "l'anachronisme" d'une telle revendication.

En janvier, le président haïtien par interim Leslie Voltaire a affirmé qu'Emmanuel Macron lui avait évoqué lors d'un entretien le principe d'une "restitution" - que l'Elysée n'avait pas mentionnée dans son compte-rendu des discussions.

"Haïti est un pays en vrac, pour qui, soyons honnêtes, l'urgence n'est pas la dette, mais la sécurité", et la France a une image passablement dégradée dans ses ex-colonies d'Afrique, estime de son côté le géographe haïtien Jean-Marie Théodat.

Un "geste significatif" de Paris serait "un accord gagnant-gagnant car il permettrait aussi de mettre beaucoup d'huile dans les rouages", plaide cette figure de la diaspora haïtienne en France.