« Antagonisme du kamikaze et de la télécommande »
La patrie de l’oncle Sam s’est ainsi lancée dans une guerre à distance face à des ennemis qui cultivent l’art de l’invisibilité. Une manière de rééquilibrer les combats selon Bertrand Slaski, conseiller senior pour la
Compagnie européenne d’intelligence stratégique (Ceis) : « Les soldats [américains] dans le cas de l’Afghanistan ne se cachent pas, ils ont des véhicules qui font beaucoup de bruit, ils sont en uniformes, ils sont identifiables de loin. En revanche, ils sont face à des gens qui n’ont pas d’uniformes, pas de véhicules. Donc il est extrêmement difficile de dire s’ils sont amis ou ennemis. Si ce n’est en les observant très longtemps et en se disant que telle personne n’a pas le comportement d’un gardien de troupeaux. »
Pour contrer cet ennemi nouveau, l’utilisation de ces engins télépilotés marque un désengagement américain sur le terrain afin d’éviter des pertes dans ses propres rangs : « On retrouve aujourd’hui cet antagonisme du kamikaze et de la télécommande. Attentats-suicides contre attentats fantômes », écrit Grégoire Chamayou dans son article « Drone et kamikaze, jeu de miroirs », publié dans
Le Monde diplomatique d’avril 2013. « Cette polarité est d’abord économique. Elle oppose ceux qui possèdent le capital et la technologie à ceux qui n’ont plus, pour combattre, que leurs corps. A ces deux régimes matériels et tactiques correspondent cependant aussi deux régimes éthiques — éthique du sacrifice héroïque d’un côté, éthique de l’auto-préservation vitale de l’autre. »
Les drones sont ainsi pilotées à 10 000 km de leur cible, par des militaires enfermés dans une salle face à des écrans et des manettes de commande. « Un drone est l’avatar physique de la présence virtuelle d’une vraie personne », résume Lev Grossman dans son article du
Time. De ces bases, sont effectués les tirs sur des prétendus terroristes ou bien des victimes collatérales civiles qu’ils observent par drones interposés des jours durant.
Les États-Unis communiquent très peu sur leurs agissements sur le terrain : « Ce sont des équipements dont l’utilisation n’est absolument pas transparente », souligne Aymeric Elluin, responsable de la campagne arme et impunité pour
Amnesty France. « La chaîne de commandement est à peine connue, on ne connaît pas les modus operandi sur leur façon d’utiliser ces drones, quelles sont les lignes directrices reçues par les pilotes. Et finalement qui sont ces pilotes ? Est-ce que ce sont des pilotes de l’armée ? De sociétés contractantes, donc privées ? Le flou est incroyable. »
Les chiffres officiels sur les attaques et le nombre de victimes ne sont pas plus clairs. Fin juillet 2013, l’ONG
The Bureau of Investigative Journalism (BIJ) anglais a publié des statistiques d’attaques aux drones au Pakistan grâce à ses enquêtes sur le terrain et des informations collectées localement. Selon le BIJ, 371 frappes de drones ont eu lieu au Pakistan, tuant entre 2 514 et 3 584 personnes et entre 410 et 928 civils selon leurs rapports. L’ONG américaine
New America Foundation revoit les chiffres à la baisse avec sur 360 attaques entre 2044 et 3377 tués parmi lesquels entre 258 et 307 civils. Les chiffres sont certes moindres en Somalie et au Yémen mais on dénombre aussi des victimes parmi les civils. Si les chiffres varient, une trait commun ressort de ces données : la nette augmentation des frappes sous le mandat d’Obama.