Fil d'Ariane
Tray Ragland, à gauche, et Kim Hickerson du syndicat RWDSU (Retail, Wholesale and Department Store Union) brandissent des pancartes à l'extérieur d'un entrepôt Amazon où la mobilisation syndicale se met en marche, le 9 février 2021.
Près de 5.900 employés étaient appelés à voter par correspondance fin mars pour élire un syndicat. Le non l'a emporté avec 1.798 voix, contre 738 votes. Un constat en demi-teinte.
TV5MONDE : Même si l'élection s'est soldée par un échec, peut-on voir une victoire dans le fait qu'un vote pour la création d'un syndicat ait été organisé au sein d'une entreprise comme Amazon?
Donna Kesselman : Il s'agit surtout, ici, de l'expression d'un tournant profond vers un renouveau syndical qui remonte à 2012 avec le mouvement du « Fight for Fifteen » (NDLR : campagne du syndicat américain Service Employees International Union (SEIU) pour que les travailleurs dans la restauration rapide et de la grande distribution puissent obtenir une rémunération de 15 dollars de l'heure (12,60 euros) et des droits syndicaux), et qui a traversé la crise sanitaire du Covid. La première usine à avoir fait grève contre le manque de respect des conditions sanitaires était d’ailleurs une usine Amazon, à New York.
TV5MONDE : En quoi est-ce compliqué de créer un syndicat aux Etats-Unis ?
Donna Kesselman : La loi syndicale américaine instaure deux étapes dans le processus de syndicalisation. Il y a d'abord une première procédure qui oblige à « gagner » le droit d'organiser un référendum syndical. Pour cela, il faut que 30% des salariés signent une demande d'organisation. Si on y parvient, l'agence nationale de gestion des relations professionnelles (National Labor Relations Board) organise un second référendum (NDLR : comme celui qui a finit le 29 mars à Bessemer pour Amazon).
Il s'agit ici, de l'expression d'un tournant profond vers un renouveau syndical
Donna Kesselman, sociologue, spécialiste du droit du travail aux États-Unis
Entre le moment où celui-ci est décidé et le vote des travailleurs, l'employeur a tout le droit de s'exprimer. Il peut organiser des réunions obligatoires, faire venir des conseillers antisyndicaux pour faire de la propagande, voire proférer des menaces de licenciement.
Amazon a dépensé 10 000 $ par jour pour qu'une entreprise spécialisée dans l'anti-syndicalisme dissuade les travailleurs, en postant par exemple des affiches jusqu'aux toilettes . La direction avait aussi prévu une « boîte à vote » au sein de l'usine, avant d’être enlevée, car elle dissuadait les travailleurs qui avaient trop peur que l’employeur soit informé du vote. La direction est aussi allée jusqu'à monter un site internet qui dénonçait le montant que le syndicat aurait encaissé avec les cotisations.
Voir aussi : Etats-Unis : pas de syndicat chez Amazon
Si le syndicat en lice est approuvé par une majorité, il devient le représentant dans les négociations collectives. Cependant, rien n'oblige l'entreprise à mener à terme ces négociations. Moins de 50% des campagnes syndicales aboutissent à un contrat signé. De surcroît, l’Alabama fait partie des 27 états « Right to Work », où le droit syndical est encore plus restrictif et qui fait du Sud un « désert syndical ».
TV5MONDE : Pourquoi Amazon est-il si opposé à la création d'un syndicat ? Que craint la multinationale ?
Donna Kesselman : Le patronat américain est traditionnellement hostile au syndicalisme. La majorité des entreprises font appel à des entreprises de « union busting » (en français : casse syndicale) lors des référendums. Cette tradition s’étend de manière particulièrement féroce dans la grande distribution, notamment chez Amazon et son grand concurrent, Walmart. Les entreprises de la Silicon Valley et de la nouvelle économie numérique ont aussi réussi à renouveler cette tradition sous une nouvelle forme, très présente notamment dans les entreprises de VTC comme Uber et Lyft, qui ont déclaré que leur modèle économique était contradictoire avec le salariat, et donc les syndicats qui le défendent.
La majorité des entreprises américaines font appel à des entreprises de « union busting » (en français : casse syndicale) lors des référendums
Donna Kesselman, sociologue, spécialiste du droit du travail aux États-Unis
Paradoxalement, à Amazon, les salariés sont nombreux, car le turn-over est très difficile à gérer et coûte cher. L'un des principaux arguments d'Amazon pendant la campagne était qu’en plus de fournir une assurance maladie, l’entreprise paie ses employés plus du double du salaire minimum fédéral (7,25$/heure), à savoir 15$ de l'heure (12,60 euros). Mais ce qu'on oublie de dire, c'est que ce niveau de salaire a été obtenu par une lutte syndicale, celle de « Fight for 15 $ ». Ce dont Amazon avait peur, c'est que si un syndicat était créé, il puisse revoir à la hausse cette rémunération.
Par ailleurs, le sujet qui pose le plus problème chez Amazon aujourd’hui, ce sont les conditions de travail éprouvantes : les journées durent 10 heures avec seulement deux pauses de 15 minutes pour aller aux toilettes. Pour ne pas être mal vu, ou parce que les toilettes sont trop éloignées, des employés vont jusqu'à uriner dans des bouteilles. La vitesse de travail est aussi intolérable, car soumise à des algorithmes qui imposent un rythme. Et s'il y a un ralentissement, il y a des points de pénalité sur les salaires.
TV5MONDE : En quoi la lutte syndicale de Bessemer est-elle symbolique ?
Donna Kesselman : Historiquement, l'Alabama est un Etat exceptionnel dans le Sud, aux traditions syndicales interraciales fortes, qui sont enracinées grâce aux mineurs qui étaient très militants dans les années 30-40. L'enjeu de la lutte interraciale est important à Bessemer, notamment car plus de 80% des employés d'Amazon sont Afro-américains. Le mouvement Black Lives Matter a aussi apporté une grande aide à la lutte. Il y a eu un réel soutien populaire à travers le pays, d'hommes politiques (NDLR : Bernie Sanders s’est rendu sur place un jour de vote) et même de joueurs de football américain de la NFL. Bessemer concentre tout cela : c'est une ville du Sud qui peut incarner un renouveau syndical, qui plus est interracial.
TV5MONDE : Comment expliquer l'échec du vote ?
Donna Kesselman : Au-delà de la symbolique, rien ne remplace le travail sur le terrain. Selon les spécialistes du dossier, il y a eu deux grosses erreurs. La première réside dans le manque de soutien local. Si Black Lives Matter a soutenu la lutte, la communauté noire de la ville, elle, ne s'est pas manifestée. Il n'y a pas eu de mobilisation de la part des Eglises ou des pasteurs, très influents dans ces Etats, ni des élus noirs.
La deuxième repose sur le timing. La communication des syndicats se faisait à la porte de l'entreprise, mais les travailleurs avaient peur d'être repérés par le patron et d'être renvoyés. La seule façon d'organiser ce type de campagne est d'éviter ce sentiment de crainte, en faisant du porte-à-porte, en se rassemblant en dehors, et le Covid a rendu tout cela très compliqué. Une campagne électronique à travers les réseaux sociaux, comme le faisaient les syndicalistes à Bessemer, n’a pas non plus suffi.
Les seuls moyens dont disposent les syndicats face à l'employeur, c'est la construction de la solidarité. Les syndicalistes vont certainement contester l’élection pour « interférences illégales » de la part de l’employeur et recommencer la campagne car construire une conscience syndicale, ça prend du temps dans un pays, et notamment dans une région, où l'anti-syndicalisme est très imprégné.
TV5MONDE : Biden a affiché son soutien aux syndicalistes, est-ce que cela promet des avancées dans les droits des travailleurs ?
Donna Kesselman : Joe Biden est un homme politique du centre droit du Parti Démocrate depuis toujours. Il est élu de l'Etat du Delaware qui est le paradis fiscal des Etats-Unis, où les grosses entreprises et les banques ont leur siège. Il a toujours représenté les intérêts du Grand Capital.
Joe Biden est un homme politique du centre droit du Parti Démocrate. Il a toujours représenté les intérêts du Grand Capital.
Donna Kesselman, sociologue, spécialiste du droit du travail aux États-Unis
Il se trouvait aussi au sein du gouvernement Obama, qui avait promis pendant la campagne de 2008 de réformer le droit syndical pour faciliter la syndicalisation, notamment de réformer le système du syndicalisme à deux temps. Il ne l'a pas fait, ce qui a mené à une rupture avec les syndicats et donné lieu à des luttes sociales importantes, comme le mouvement de « Fight for 15 » en 2012 mais aussi Occupy Wall Street.
Par ailleurs, c'est paradoxalement Donald Trump, populiste milliardaire, qui a pu regagner le soutien de la base ouvrière blanche, désœuvrée par les désindustrialisations et déçue par le Parti démocrate. En 2016, c'est cet électorat qui a fait basculer l'élection dans les trois états-clés de la Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin. C’était grâce à ces mêmes travailleurs salariés qui ont voté Obama en 2012, mais qui ont porté leurs voix sur Trump en 2016. Cette base syndicale était un enjeu énorme pour l'élection de Biden. Et c'est ce qui l'a poussé à prendre position fermement du côté des travailleurs et des syndicats dans la crise du Covid, dans les premières décisions de sa présidence.
Le gouvernement Biden a, lui aussi, présenté une réforme du droit syndical. Si elle apporterait des mesures importantes, notamment des restrictions à l’intimidation patronale des travailleurs pendant un référendum syndical, elle ne va pas aussi loin que les revendications traditionnelles et ne propose pas de changer le mode de scrutin. Cette réforme a, de plus, très peu de chances de passer car le Parti démocrate reste très divisé, et que des modérés du parti risquent fort de s'y opposer.