Fil d'Ariane
Les auteurs de la tribune "Les morts-vivants de la dette et le méga krach à venir" :
Steve Keen, né à Sydney le 28 mars 1953, est un économiste, professeur à l'Université Kingston de Londres où il dirige le département « Économie, histoire et politique » depuis 2014. Il est associé au Centre pour le développement de la politique (CPD : Centre for Policy Development). Post-keynésien et circuitiste, il critique l'économie néo-classique qu'il considère non scientifique et non étayée par l'expérience. Ses derniers travaux consistent à élaborer des modèles mathématiques permettant la simulation de l'instabilité financière. Steve Keen a reçu le prix d'économie décerné par la Real-World Economics Review. Son dernier ouvrage, "Pouvons-nous éviter une nouvelle crise financière ?" alerte sur le problème de la dette privée. Steve Keen est l'auteur du livre à succès mondial : "L'imposture économique" dans lequel il annonçait la crise financière de 2008.
Dany Lang, né à Strasbourg le 19 janvier 1973, est un économiste, maître de conférences habilité à diriger des recherches en économie à l'Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité et professeur à fonction incomplète à l’Université de Saint Louis (Belgique) où il enseigne la macroéconomie, l'économie européenne, la modélisation macroéconomique et les politiques économiques. Ses recherches portent principalement sur les dynamiques macroéconomiques (croissance, emploi, inégalités), et la question du temps en économie. Membre des économistes atterrés depuis leur création, il a activement participé à la rédaction de plusieurs ouvrages, dont Changer l’Europe, l’Europe mal-Traitée ou le Nouveau Manifeste des économistes atterrés.
Questions à Dany Lang à propos de la tribune qu'il publie dans Libération avec Steve Keen, "Les morts-vivants de la dette et le méga krach à venir" :
Vous annoncez un krach financier à venir aussi important que celui de 2007-2008 : quelles en sont les causes principales ?
Dany Lang : La cause principale c'est l'endettement privé qui est reparti comme avant la crise de 2007-2008. Dans un certain nombre de pays comme la Chine, Hong-Kong, l'Australie, le Danemark, l'Irlande ou la Suède, l'endettement privé est arrivé à des niveaux complètement délirants par rapport à la création de richesses. Si je prends l'Irlande par exemple, le taux de croissance du crédit a été supérieur à 20% sur les deux dernières années alors que la croissance du PIB (La richesse nationale créée, ndlr) n'en est pas du tout à ce niveau là. Pour ces pays, le rapport entre la dette privée — les crédits accordés — et le PIB — est supérieur à 150% : les banques ont prêté à des ménages ou des entreprises qui ne vont jamais rembourser. A un moment les marchés vont s'en rendre compte, et à ce moment là il y aura un mouvement de panique qui mènera à un effondrement.
La dette privée est donc devenue un problème plus important que la dette des Etats ? Pour autant les responsables politiques ne semblent pas alerter sur ce problème de dette privée et continuent de vouloir uniquement réduire la dette publique : pourquoi ?
D.L : Ça l'était déjà à l'époque des subprimes (prêts immobiliers à taux d'intérêt variable aux États-Unis à l'origine de la crise financière de 2007-2008, ndlr). On nous fait de la dette publique une obsession, alors qu'on devrait être beaucoup moins inquiet à son propos : contrairement à un ménage, un Etat ne part jamais à la retraite. Il n'y a aucun moment où un Etat devra rembourser toute la dette qu'il a, puisqu'une fois qu'une dette arrive à échéance, un Etat peut toujours réemprunter. Une dette devient un problème pour un Etat quand le taux d'intérêt qu'il paye est supérieur à son taux de croissance économique (la France a depuis deux ans des taux d'intérêt d'emprunts à 10 ans de seulement 0,8% en moyenne et sa croissance actuelle du PIB est de 2%, ndlr). Là, ça peut devenir un problème et il faut se désendetter, mais on n'est pas du tout dans cette situation.
Avant la crise des subprimes, la dette publique des Etats n'était pas élevée, comme celle de l'Irlande, qui était de 20%, ce qui est très peu. Mais la dette privée a été transformée en dette publique, c'est ce qui explique l'élévation de la dette de l'Irlande après la crise, par le sauvetage des banques en rachetant leurs créances douteuses. Si les dirigeants n'alertent pas sur ce problème de dette privée c'est qu'ils sont conseillés par des économistes néo-classiques. Dans les modèles utilisés par cette théorie, les banques n'existent pas. Donc, comme les banques n'existent pas, il n'y a pas de dette privée. Tout comme la monnaie qui n'est pas véritablement prise en compte. Etonnamment, les banques centrales commencent à ne plus utiliser cette théorie néo-classique et utilisent de plus en plus des modèles post-kéneysiens.
L’économie réelle ne se porte donc pas aussi bien qu’elle le semble ?
C'est une reprise qui est extrêmement fragile, puisque si les Chinois et les Américains ont fait le nécessaire pour sortir de la crise avec des politiques de relance soutenue depuis 2008, ça n'a pas été le cas en Europe avec des politiques au contraire d'austérité ou de rigueur budgétaire. En Chine, l'Etat a ordonné aux banques de continuer de prêter pour alimenter une bulle immobilière qui est absolument délirante.
L'économie réelle ne se porte pas si bien que ça, en particulier dans des pays comme l'Irlande, qui malgré ce qui est dit, a une croissance du PIB absolument artificielle, puisqu'elle est liée à ce que des multinationales déclarent leur activité là-bas. En France, depuis Hollande et Macron, ce sont des politiques d'austérité qui se succèdent. On ne peut pas d'un côté demander à nos économies de courir le marathon et d'un autre leur attacher des boulets aux pieds de plus en plus lourds. La reprise actuelle est dûe à la conjoncture mondiale, par l'optimisme des entrepreneurs qui investissent, mais en empruntant pour financer leurs projets. Vues les politiques d'austérité et le niveau d'endettement déjà très élevé, on n'est pas reparti sur une croissance qui est saine.
Les économies "zombifiées" telles que nous les définissons sont le problème qui va créer le krach : ce sont des pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon, tous "shootés" au crédit avant la crise des subprimes et dans lesquels le niveau de la dette privée reste extrêmement élevé. Ce sont des "zombies de la dette". Aux Etats-Unis, en ce moment, ils se sont remis à faire des subprimes, en particulier avec les véhicules Uber : les chauffeurs de VTC qui achètent des voitures Uber ont des taux d'intérêt de 25% ce qui est délirant et tout le monde sait qu'ils ne rembourseront jamais. Donc les banques titrisent pour passer ces emprunts à d'autres… Mais pour autant, on pense que le krach ne viendra pas des Etats-Unis, parce que malgré tout, leur taux de croissance du crédit est raisonnable par rapport à d'autres, comme la Suède, l'Irlande, la Norvège, l'Australie.
Quelles seraient les solutions à appliquer pour éviter ce prochain krach financier ?
Il serait possible d'éviter cette crise en menant les bonnes politiques, c'est-à-dire des politiques qui prennent en compte le problème de la dette privée, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. La première solution c'est donc de prendre à bras-le-corps ce problème de surendettement et de procéder à des annulations de dettes. Nous suggérons donc que la Banque centrale procède à de la création monétaire directement sur les comptes des ménages et des entreprises surendettés, en posant comme condition que cette création monétaire soit utilisée pour rembourser les dettes. C'est ce qu'on appelle le "Quantitative easing for the people", (création monétaire pour les gens, par jeux d'écriture comptable, ndlr).
Il faut aussi faire des politiques de relance et stopper celles d'austérité. Quand les ménages ne consomment pas, quand les entreprises n'investissent pas, il faut que l'Etat dépense. Le Portugal a depuis 2 ans et demi entamé cette politique là et va mieux : augmentation du salaire minimum, baisse des impôts pour les classes moyennes et populaires, hausse des pensions de retraite, etc. Le problème en Europe n'est pas un problème d'offre mais de demande, et la demande est relativement atone sur le continent. La question n'est donc pas de savoir s'il va y avoir une prochaine crise majeure, la question est de savoir quand. Nous, de notre côté, nous disons 36 mois.