Fil d'Ariane
Les rares fois où Donald Trump a parlé du Canada lors de sa campagne électorale, c’est lors de quelques rassemblements devant ses partisans devant lesquels il s’est vanté d’avoir réussi à renégocier l’ALENA, cet accord de libre-échange qui lie les économies des États-Unis, du Canada et du Mexique. Le 27 octobre, le candidat républicain a aussi a annoncé qu’il suspendait les barrières tarifaires imposées aux importations d’acier canadien.
« Trump a fait référence à plusieurs reprises sur son succès à renégocier l’accord de libre-échange mais c’est tout. Quand on regarde les programmes électoraux des candidats, encore là, on ne voit pas très souvent le Canada. Ce qu’on sait par contre c’est que sur les projets énergétiques et environnementaux, Joe Biden raffole moins du projet Keystone-XL que Donald Trump, mais cela n’a pas été abordé dans les débats publics », confirme Frédérick Gagnon, titulaire de la chaire Raoul-Dandurand, directeur de l'Observatoire sur les États-Unis et de l'Observatoire des conflits multidimensionnels de l'Université du Québec à Montréal. L'oléoduc Keystone-XL doit relier les États-Unis au Canada.
« Parfois aussi Trump a parlé de la compétition canadienne en matière de commerce, notamment quand il était au Minnesota, en disant que les pays amis des États-Unis n’adoptent pas toujours des politiques commerciales et loyales envers les travailleurs américains. Mais sinon, le Canada n’a pas été au cœur de cette campagne électorale », ajoute le chercheur.
Les questions internationales sont, en général, peu abordées dans les campagnes électorales présidentielles américaines mais là, elles l’ont été encore moins. « C’est rare que la politique étrangère et internationale soit un enjeu prioritaire aux yeux des électeurs américains lors des élections présidentielles. Et cette année encore moins parce que c’est la pandémie qui retient toute l’attention, ainsi que d’autres questions de politique intérieure » constate Frédérick Gagnon.
Le dernier débat devait aborder le thème de la politique étrangère mais seules les questions en relation avec la Chine ont été abordées, assez brièvement. « Pourtant, il y a tant de sujets internationaux importants dont il aurait fallu parler, mais c’est complètement absent de la campagne » estime Élisabeth Vallet, professeure au Collège militaire royal de Saint-Jean et directrice de l'Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand.
« Cette élection, c’est une sorte de référendum sur la gestion de l’épidémie par Donald Trump » constate Frédérick Gagnon. Avec quelque 80 000 infections quotidiennes au cours des derniers jours, et bientôt 250 000 morts, le virus est devenu l’élément central de cette campagne électorale. C’est comme un gros chewing-gum gluant qui colle aux baskets de Donald Trump, dont il n’arrive pas à se débarrasser malgré tous ses efforts.
« Covid covid covid, le 4 novembre vous n’en entendrez plus parler » a-t-il déclaré devant ses partisans le 27 octobre. Et que dire de ses commentaires quand il a lui-même été infecté. « Toujours la pensée magique, constate Frédérick Gagnon, dans l’espoir de convaincre ceux qui sont encore indécis de voter pour lui, mais cela ne semble pas fonctionner. Dire que cela n’existe pas ou dire qu’il a réussi à maîtriser le virus quand il a été infecté, pour les gens à la maison malades qui n’ont pas pu se faire soigner comme lui dans le meilleur hôpital du monde, ils se disent : « C’est fort de café quand même ». On dirait que le président Trump oublie que des millions d’Américains n’ont pas d’assurance santé et d’argent pour se faire soigner. « S’il perd, il va peut-être justifier sa défaite en disant "ce n’est pas ma faute, c’est la faute du virus chinois". Il a d'ailleurs dit et répété : « I don’t take responsability for that » et ça va lui donner un moyen de sauver la face », avance Frédérick Gagnon.
Beaucoup d’analystes estiment que Donald Trump ne s’est adressé qu’à sa base durant cette campagne électorale et qu’il n’a pas essayé de parler aux autres Américains dont il a pourtant besoin s’il veut se faire réélire. Frédérick Gagnon abonde : « Il cherche à mobiliser sa base le plus possible, mais est-ce que ce sera suffisant ? Il se dit que ça a marché, ce type de campagnes électorales en 2016, et que ça va aussi fonctionner en 2020, mais en 2016, il avait plus d’appuis. Lors du dernier débat présidentiel, je crois qu’il a peut-être essayé de parler un peu aux gens qui ne sont pas sa base, mais cela n’a pas eu d’effet dans les sondages. En gros, les gens sont prêts à voter et ils l’ont déjà fait massivement par anticipation ».
En effet, plus de 73 millions d’Américains ont déjà voté par anticipation, c’est plus de la moitié de l’électorat total de 2016. Et il ne resterait que quelque 4, 5% d’indécis, alors qu’ils étaient le double en 2016. Parmi ceux et celles qui ont voté par anticipation, il y a beaucoup de jeunes, ce qui, a priori, serait un bon indicateur pour Joe Biden, plus populaire auprès des jeunes que son rival républicain.
Plusieurs jours avant le vote, des commerces de Washington ont barricadé leurs devantures. Nombreux sont ceux qui craignent manifestations et affrontements violents après les élections, surtout si la course est si serrée qu’on ne peut déterminer qui est le vainqueur.
« La tension est forte, les gens sont à fleur de peau, d’un côté comme de l’autre, les risques de débordements et d’incertitude sont vraiment élevés, sauf si on a une vague bleue en faveur de Joe Biden » estime Frédérick Gagnon. « Même pendant les primaires, il y a eu de la violence autour des bureaux de vote. Qu’est-ce qu’il va se passer quand les « proud boys » - groupe d’extrême droite - vont se pointer autour des bureaux de vote pendant le vote et le dépouillement ? » s’interroge Élisabeth Vallet.
L’inquiétude est palpable aussi au Canada, fait remarquer Frédérick Gagnon : « Cela peut être inquiétant pour les Canadiens de voir que le pays au sud de la frontière, le principal partenaire du Canada, flirte avec des idées auxquelles on n’est pas habitué dans nos démocraties, des idées que l’on voit plutôt dans des régimes plus autoritaires. C’est crucial ce qu’il se passe aux États-Unis, on est vraiment à une intersection, soit on renoue avec les normes démocratiques habituelles dans ce pays, soit on va vers autre chose comme ne pas reconnaître les résultats de l’élection et ne pas assurer de transition pacifique ». « Trump a mis en doute des choses qui n’étaient pas questionnables auparavant, ajoute Élisabeth Vallet, et il a provoqué un bris de confiance important pour le Canada et cela va prendre du temps à reconstruire ce lien. Cette alliance qu’on jugeait intouchable entre les deux pays ne l’était pas finalement ».
Frédérick Gagnon s’inquiète aussi de la possible période d’incertitude si jamais les résultats sont serrés et contestés : « En période de pandémie, si la transition ne se fait pas correctement, le pays va être sur pause pendant des semaines et même des mois, et pendant ce temps, les gens vont continuer à mourir, parce que le virus, lui, ne prend pas de pause ».
Pour les deux chercheurs, il n’y a aucun doute, comme l’affirment les démocrates, que l’un des enjeux de cette élection, c’est l’avenir de la démocratie américaine : « La politique ne sera plus jamais comme avant, on n’a jamais autant testé les limites de la démocratie américaine, des lois, de la Constitution et des institutions américaines. Les États-Unis ont changé et on ne pourra pas revenir en arrière. Par exemple, on a levé le couvercle de la marmite de l’extrême droite et ce n’est pas un couvercle que l'on peut remettre sur une soupe qui bout », estime Élisabeth Vallet.
La chercheuse croit également que cette nouvelle sorte de politiciens, à la Donald Trump, existe dans d’autres pays. Cette politique où tous les coups sont permis sévit aussi ailleurs qu’aux États-Unis. « La démocratie est mal au point un peu partout dans le monde. Le danger est là pour les États-Unis et pour le reste du monde » fait remarquer la chercheuse.
Les sondages donnent une avance de 10 points en moyenne à Joe Biden sur le plan national et les sondages dans plusieurs États clés le mettent aussi en avant de Donald Trump par plusieurs points. Mais tous ces sondages sont regardés avec réserve par les analystes, car personne n’a oublié l’élection de 2016. Toute la question est de savoir quelle sera encore une fois l’importance de ces électeurs discrets, les fameux « shy Trump voters » qui ne disent pas dans les sondages qu’ils vont voter pour Trump.
Frédérick Gagnon avance l’hypothèse qu’il pourrait y avoir aussi cette année des électeurs discrets mais en faveur de Joe Biden, des gens qui ont voté Trump en 2016 ou des républicains déçus.
« On sait que là où iront la Pennsylvanie et la Floride ira la présidence, mais aura-t-on les résultats pour ces deux États le soir du 3 novembre, rien n’est moins sûr… Il y a plein de scénarios et certains sont plus des scénarios catastrophes que d’autres, sauf s’il y a un raz-de-marée Biden » prédit de son côté Élisabeth Vallet.
Frédérick Gagnon donne l’image du basket, quand on tente un long panier du fin fond du terrain et que, ô surprise, ça marche : « Si Trump gagne, ce sera une surprise encore plus grande qu’en 2016 et déjà en 2016 c’était étonnant… Il avait eu une part de chance dans cette victoire, mais s’il gagne encore en 2020, ce sera un panier encore plus long », conclut le chercheur.