Fil d'Ariane
Loin d'être une nouveauté aux Etats-Unis, la question raciale s’est particulièrement immiscée au cœur des présidentielles américaines cette année. Depuis le meurtre de George Floyd en mai dernier, l’émoi international et les manifestations qui ont suivi, Donald Trump s'est dressé en champion de l’ordre face aux militants antiracistes du camp démocrate. La campagne s'est déroulée dans un climat chaotique entretenu par le président sortant selon Olivier Richomme, maître de conférence de civilisation américaine à l’université Lumière Lyon-2. Entretien.
TV5MONDE : Quelle place occupe la question raciale dans ces élections par rapport à celles de 2016?
Olivier Richomme : La vraie différence est l’absence de la question de l’immigration. Je m’attendais à ce que l’immigration soit au centre de la campagne comme en 2016 et 2018. On sait que Donald Trump, que ce soit en tant que candidat ou président « business-man », n’a jamais vraiment fait campagne sur les questions économiques, il l’a toujours fait sur les questions raciales qui peuvent prendre différentes formes. En fait, il a substitué à la question migratoire le combat contre les antifas, le mouvement Black Lives Matter et les émeutes. C’est ce qui m’a le plus surpris dans l’évolution de la rhétorique du président en 2020.
Quelles sont les conséquences du meurtre de Georges Floyd et des affaires qui ont suivi dans cette campagne ?
Cet été, il y a eu de nombreuses émeutes et mouvements de violences. Cela a fortement marqué la campagne. Des affaires comme Georges Floyd, il y en a régulièrement. Alors pourquoi lui ? Je pense que l’anxiété générée par la crise sanitaire a fait que les personnes étaient particulièrement à cran et qu’il est devenu un symbole des bavures policières. La mobilisation de mouvements comme Black Lives Matters a joué aussi. Les Républicains se sont emparés des émeutes qui ont suivi et en ont fait une stratégie électorale. Ils y ont vu une opportunité. Je ne sais pas si c’est le meilleur calcul, mais en tout cas vu l’importance qu’ils y prêtent, ils sont persuadés que c’est cela qui va motiver leur base électorale.
La stratégie de Donald Trump est de se dresser en unique garant de l'ordre. Est-elle bonne selon vous ?
Oui, enfin c’est encore plus pervers que cela. Je pense que Donald Trump entretient ce chaos. On voit ce qu’il s’est passé cet été à Portland : on a un mélange des genres avec l’Etat fédéral qui est intervenu localement dans l’Oregon à Portland alors qu’il n’avait rien à y faire. Normalement la personne sur qui on peut compter à ce moment-là pour calmer le jeu, c’est le Président. Ce président-ci fait tout l’inverse. On a une rhétorique un peu à la Steve Banon. En 2016, Steve Banon avait dit « tant que les Démocrates parlent de questions raciales, sociales, je les tiens ». Et Trump est persuadé que c’est cela qui va donner du grain à moudre à sa campagne. Plus il y a du chaos, de la violence, plus l’occupant de la maison Blanche pense que c’est son ticket pour être réélu. Il l’entretient sciemment.
Plus on parle de cela, moins on parle de la réforme de l’assurance maladie qui est un des thèmes que les Démocrates aimeraient mettre sur le devant parce qu’on sait qu’une grande majorité d’Américains, d’autant plus face à une crise sanitaire de cette ampleur, aimeraient avoir un système de santé digne de ce nom. Il y a une certaine logique. Je ne suis pas sûr que cela suffise à Trump. Je pense que la peur n’est pas le vecteur qui motive le plus les gens à voter. On a vu en 2008 avec Obama que l’espoir faisait encore recette. L’optimiste en moi aimerait penser qu’un message d’espoir amène plus de personnes aux urnes que la peur mais les évènements historiques ont parfois donné tort.
Il a a des formes de discrimination directes ou indirectes pour empêcher certaines populations d’exercer leur droit de vote. Quelles sont-elles ?
C’est une longue question. On a une évolution politique partisane. Les deux partis ont deux conceptions opposées du droit de vote aujourd’hui. Le parti Républicain s’est recroquevillé sur lui-même, sur une base très restreinte électoralement, d’hommes blancs âgés principalement. Donc leur intérêt stratégique est de réduire le droit de vote. Les démocrates pensent au contraire qu’il faut qu’il y ait le plus de monde possible qui aille voter, c’est-à-dire capter le vote potentiel des jeunes, des minorités, des gens qui ne votent pas d’habitude… Dans les Etats tenus par les Républicains, il y a des politiques qui ont été mises en place pour décourager le vote un peu partout et d'autres pour favoriser un électorat ciblé : par exemple, dans les Etats Républicains, on demande aux gens d’aller voter munis d'une pièce d’identité avec une photo. Mais il n’y a pas de pièce d’identité nationale aux Etats-Unis, il n’y a pas cette culture. Une pièce d’identité avec photo peut coûter cher à faire faire.
Au Texas par exemple, on peut aller voter avec son permis de port d’armes, mais pas avec sa carte d’étudiant. Ceci est une stratégie parce que l’on sait que les pro-armes sont davantage susceptibles d’être pro-Trump, à l’inverse des étudiants. Dans les Etats Démocrates au contraire, les démarches ont été facilitées. D’un Etat à l’autre on a une inégalité d’accès au vote qui est marquée par ces deux stratégies, deux conceptions opposées face au droit de vote et à l’idée qu’on se fait de la démocratie. Il y a un parti qui apparaît plus démocratique que l’autre d’ailleurs...
Concrètement, en quoi ces mesures visent particulièrement les populations africaines-américaines et hispaniques ?
On peut parler des stratégies de ségrégation résidentielles par exemple. Certains Etats vont fermer les bureaux de votes qui sont proches des lieux les plus habités par des Africains-américains. Autre exemple, en Floride, une des raisons pour lesquelles les Démocrates ont du mal à s’imposer c'est qu’il a une loi qui interdit le droit de vote à vie dès lors qu’une personne à un casier judiciaire. Dans cet Etat, il y a 1,4 million de personnes qui ont été condamnées. C’est-à-dire qu’un dixième de la population adulte est concernée par cette question. Parmi cette population, il y a 20% d'Africains-américains. Or on sait qu’ils votent très majoritairement pour les Démocrates. Ce genre de mesure pose la question de la réforme du système judiciaire, qui elle-même recoupe la question raciale. Car on sait qu’il y a une surreprésentation d’hommes Africains-américains et hispaniques dans la population carcérale.
Existe-t-il réellement un « vote latino » ?
Pour moi oui. On peut parler de vote latino parce qu’on a entre 70 et 80% de latinos qui votent démocrate. On n’a pas d’autres facteurs, que ce soit l’âge, la religiosité, le diplôme, etc… qui donnent des écarts pareils. Il y a un vote latino dans le sens des chiffres : ils montrent une tendance à voter pour le parti démocrate. Après, ce n’est pas totalement homogène bien évidemment. C’est comme parler du « vote des femmes »… Une des raisons pour lesquelles ce vote n’est pas à 90% comme celui des Africains-américains, est liée au niveau de religiosité en particulier les évangéliques très fervents qui voient dans la nomination de Amy Coney Barrett à la cour suprême une victoire pour la liberté religieuse, pour un recul de l’avortement. Donc ils sont prêts à voter Trump. Mais avec les autres positions de Trump, la tendance du vote latino en faveur des Démocrates se renforce. Le problème avec le « vote latino » est que leur taux de participation est trop bas. S’ils avaient celui des Africains-américains, ils auraient un impact beaucoup plus important. C’est une population où il y a beaucoup de jeunes, de mineurs, avec de nombreuses personnes qui n’ont pas la nationalité américaine… la tendance va vers une évolution démographique et donc les réserves de voix et l’avenir électoral du pays passent par ce vote latino.
Les statistiques ethniques -autorisées aux Etats-Unis- montrent qu'en 2060, le pourcentage de "Blancs non hispaniques" deviendrait minoritaire dans le pays. En quoi cela peut-il influencer la stratégie des Républicains ?
En fait, le parti Républicain essaye de maintenir une minorité numérique au pouvoir. Donald Trump n’a pas reçu la majorité du vote populaire. Les sénateurs qui contrôlent la majorité républicaine ne représentent pas 50% de la population américaine. Ils ont nommé un nombre de juges fédéraux qui change l’équilibre au sein de la Cour Suprême et installe une minorité au sein d’un des trois pouvoirs. Des Américains regardent cela et se posent la question : sommes-nous dans une démocratie ou dans une tyrannie de la minorité ?
Le seul problème c’est qu’il est difficile de faire des projections étant donné que ces catégories ethno-raciales vont sans doute évoluer. Est-ce que dans vingt, trente ans, ces catégories auront la même valeur ? Est-ce que le fait d’être « blanc » aura la même signification ? La question raciale a toujours été là. Il y a un siècle, « être Blanc » aux Etats-Unis n’avait pas du tout la même signification qu’aujourd’hui, donc cela évolue. Mais d’un point de vue purement démographique, les courbes sont assez faciles à regarder. Aujourd’hui on assiste à une crispation de la communauté blanche qui essaye de rester au pouvoir, mais de plus en plus de personnes voient la démocratie américaine comme une démocratie multiethnique.
Où les votes latinos et africain-américains peuvent-ils le plus peser ?
Le problème est que l’élection de 2016 était tellement serrée que n’importe quelle communauté pouvait se targuer d’avoir été le faiseur de roi. Vous avez des Etats comme le Wisconsin, le Michigan, la Pennsylvanie, la Floride, qui ont été gagnés par Donald Trump avec 200 000 voix d'écart au total. Sur plus de 120 millions. Cela s’est joué à pas grande chose. Il a été dit que les Afro-américains s’étaient moins déplacés pour Hilary Clinton que pour Barack Obama… mais comme on parle de seulement quelques milliers de personnes, tout peut jouer. La Floride par exemple est un "swing state" parce qu'il y a beaucoup d’Hispaniques et d’Africains-américains, mais en Pennsylvanie aussi. Les écarts sont tellement serrés que ces Etats là peuvent basculer. La surprise de cette année est que Joe Biden passe du temps en Géorgie, un temps précieux qu'il pourrait passer ailleurs. Or c’est un Etat où il y a un gros bastion africain-américain ainsi que beaucoup de Latinos. Un autre Etat à pouvoir basculer est l’Arizona.
Le nerf de la guerre, c'est toujours le taux de participation et la mobilisation. Le problème est que cette année, avec le coronavirus, on ne sait pas ce qu'il va se passer. On n'a jamais tenu une élection de cette ampleur en pleine pandémie. On a mis en place des systèmes de vote anticipé, par correspondance, mais personne ne sait ce qu’il va en ressortir. C’est la grande inconnue.