Fil d'Ariane
"Le meilleur de tous les temps." C'est ainsi que Donald Trump qualifiait son bilan économique fin 2019. Croissance en hausse, baisse historique du chômage et de la pauvreté depuis un demi-siècle... Depuis, la crise du Covid-19 a frappé le monde et les États-Unis de plein fouet. Selon Thérèse Rebière, maîtresse de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers à Paris (CNAM), la gestion de la pandémie est ce qui va déterminer les résultats des élections. Entretien.
Il est difficile de détricoter ce qui dépend totalement de Trump. On aurait pu se poser la question à l’inverse et c’est d’ailleurs le discours des démocrates : la seule chose qu’il a faite est de réussir à ne pas laisser empirer la situation économique.
En 2016, Donald Tump avait annoncé de grands chantiers sous l’égide de l’"America First" (l'Amérique d'abord). Qu’a-t-il mis en place concrètement ?
La caractéristique du mandat de Donald Trump est qu’il dit beaucoup de choses, notamment farfelues. Pourtant, si l’on regarde les annonces de son plan de campagne de 2016, beaucoup de choses ont été réalisées. Il dit beaucoup de choses, et fait beaucoup ce qu’il dit.
Dans les mesures macroéconomiques d’abord : la plupart de ses grands chantiers ont été mis en œuvre, notamment la renégociation des traités internationaux, avec le « America first ». Trump estime qu’un échange n’est intéressant que s’il est "gagnant" pour les Etats-Unis.
Sur le climat ensuite, Donald Trump avait clamé son climato-scepticisme et annoncé le retrait des Etats Unis de l’accord de Paris. Il s’est exécuté. Il a aussi poussé de nombreuses politiques de dérégulation environnementale, tout en incitant les Etats à déréguler eux-mêmes. A une époque, il avait critiqué la Californie qui avait une réglementation environnement un peu plus stricte.
L’emploi, enfin. Trump a fait campagne sur les emplois en disant qu’il allait les rapatrier aux Etats-Unis, comme si l’emploi était le problème principal du pays, alors que ce n’était pas le cas. Comme on l’a évoqué précédemment, il a hérité d’un taux de chômage déjà très faible. Il ciblait particulièrement les emplois manufacturés, c’est-à-dire les salariés mis sur le carreau après la crise des subprimes. Pour cela, sa stratégie a été d’accuser la Chine de les avoir captés, sans pour autant réindustrialiser le pays comme il l’avait promis.
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Avant le Covid-19, les statistiques montraient des taux de chômage et de pauvreté absolue historiquement bas, et une croissance supérieure à celle de l’Europe. Dans quelle mesure la bonne santé économique des Etats-Unis est-elle directement liée aux politiques mises en place par Donald Trump?
C’est très difficile à dire : il y a ce qui ressort des faits et ce qui ressort du sentiment. Il y a par ailleurs une vraie dichotomie entre les perceptions démocrate et républicaine. Par exemple, une partie de l’électorat républicain, notamment la plus pauvre, se dit : « Peut-être qu’il n’a pas réussi à me sortir complètement d’affaire, mais il a un très bon bilan économique ». Donc on peut être enclin à voter pour lui une seconde fois avec cette idée qu’il va remettre les Etats-Unis sur pied. Mais cela relève de l’ordre du sentiment. En réalité, dans les faits, Trump a bénéficié d’un certain nombre d’indicateurs. Par exemple, la part des ménages en dessous du seuil de pauvreté n’a jamais été aussi basse : elle est à 10,5% au niveau fédéral. Il existe, néanmoins, des disparités entre les Etats : par exemple, ce taux atteint 7,6% dans le New Hampshire et 15,5% dans le Mississippi.
Il faut souligner que la tendance du creusement des inégalités existait également sous Barack Obama.
Thérèse Rebière, maîtresse de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers à Paris (CNAM)
Deuxième point, il y a une forte disparité selon l’ethnie d’appartenance. Les taux de pauvreté des Noirs-Américains et des hispaniques restent très élevés - respectivement 19% et 16%, même s'ils sont historiquement bas. Comment l’expliquer ? Il s’agit d’une tendance à la baisse en cours depuis 2009, qui s’est poursuivie jusqu’à l’année dernière. Cela ne s’est pas fait spécifiquement sous le mandat de Trump.
La politique de Trump qui aurait pu avoir le plus d’effets est la baisse des impôts. En moyenne, les Américains ont vu leur taux d’imposition baisser de 8%. Cette mesure concerne les plus pauvres, mais aussi les plus riches. Or cette politique d’impôts n’est pas redistributive car elle ne bénéficie dans les mêmes proportions aux plus pauvres et aux plus riches. Si vous avez un salaire de 1000 euros que l’on augmente de 8%, cela n'a pas les mêmes conséquences que si vous avez un salaire de 100 000 euros par exemple.
Cela explique qu’on ait à la fois une baisse historique de la pauvreté, mais également une augmentation des inégalités : les plus pauvres sont moins pauvres, mais les plus riches sont beaucoup plus riches. Il faut souligner que cette tendance de creusement des inégalités existait également sous Barack Obama. Ce n'est donc pas non plus spécifique à Trump.
Certaines mesures auraient pu, potentiellement, avoir un effet positif sur l’économie américaine. Une chose est certaine néanmoins : la crise de 2020 vient complètement annuler les bénéfices anticipables de ces mesures.
La crise du Covid-19 a entraîné dans le monde un taux de chômage inédit. Aux Etats-Unis, il a atteint un taux historique - 14,7% en avril 2020, avant de redescendre à 8,7% début septembre, soit en-dessous du taux de chômage à la sortie de la crise des subprimes. Comment l’expliquez-vous ?
Pour cela il faut différencier le système américain du système français. La plupart des emplois américains sont ce qu’on appelle des « employement at will » (« emplois à la carte», ndlr). Cela signifie qu’aucune cause de licenciement n’est nécessaire pour rompre le contrat de travail, à l'exception des cas de discrimination. Ceci est vrai du point de vue de l’entreprise, mais aussi du salarié. Cela concerne environ deux tiers des contrats. Ce qui veut dire que le contrat « standard » peut être rompu à n’importe quel moment.
Aux Etats-Unis, il existe des mécanismes de chômage partiel, peu nombreux, que les entreprises ne connaissent pas, et qui ne sont pas plébiscités au niveau fédéral. La grande différence pendant le Covid est que la France a décidé de mettre en place massivement le chômage partiel, ce qui maintient les gens en emploi puisque le salaire est donné par l’Etat. Aux Etats-Unis, à l'inverse, du fait de cet «employment at will », dès lors que l’entreprise ne peut plus payer l’employeur, elle le licencie. Le marché américain est en fait extrêmement flexible, ce qui explique que le taux de chômage ait atteint 14,7% en mai dernier.
En revanche, cette flexibilité va dans les deux sens. Puisque l'on peut facilement licencier quelqu’un, on peut facilement le réemployer. Quand les Etats américains ont commencé à se déconfiner et que l’activité a repris, de nombreux salariés qui s’étaient fait licencier ont été ré-embauchés dans leur entreprise. D’une manière générale, quelle que soit la crise, la flexibilité du travail est beaucoup plus importante aux Etats-Unis qu’en France.
Dans quel état est l’économie américaine aujourd’hui ?
Une partie de l’activité économique a repris, au même titre qu’en France, à la différence que les Américains ont déconfiné très rapidement et ont connu une deuxième vague d'épidémie de coronavirus plus tôt. L'économie américaine n’est pas dans une situation particulièrement favorable et c’est probablement le Covid qui va faire le sort des élections. La stratégie de Trump consistant à minimiser la pandémie et tout miser sur le bilan économique risque de ne pas passer.
Il faut dissocier la volonté d’un gouvernement de ne pas "laisser les gens sur la paille" - ce qu’il se passe en France, d’une décision uniquement politique, comme c’est le cas pour Trump. Le slogan de campagne de Donald Trump en 2016 était « Make America great again ». En 2019, étant donné les statistiques, son but semblait atteint. Le slogan cette année est « Keep American great », sauf qu’avec la crise sanitaire, la phrase tombe à plat.
Lors de la première partie de l’année, beaucoup d’Etats ont été livrés à eux-mêmes pour gérer la pandémie. Cela fait partie de la schizophrénie américaine : lors de la première vague, les Etats démocrates, en général plus riches, ont décidé d'appliquer un confinement plus strict. Ils ont donc été plus touchés économiquement. Avec la deuxième vague, en revanche, les Etats républicains subissent davantage les conséquences économiques et sanitaires car ils sont moins préparés.
Dans quelle mesure cette crise peut-elle faire basculer ces élections ?
Il faut souligner une chose : aux Etats-Unis, ce qui détermine à de très rares exceptions près le résultat d'une présidentielle est la somme dépensée dans la campagne électorale. L’année 2016 était une surprise de ce point de vue-là.
L’autre exception est lorsque Ford s’était représenté contre Carter en 1977. Il a perdu les élections parce qu’il a pâti entre autres de la mauvaise réputation de Nixon (Ford est arrivé au pouvoir après la démission de Nixon en 1974 suite à l’affaire du Watergate, et a accordé la grâce présidentielle à son prédécesseur, ndlr). En dehors de ces deux exceptions, celui qui met le plus d’argent sur la table est celui qui gagne les élections.
Il faut rappeler que c’est la campagne la plus chère de l’histoire des Etats-Unis. Une dérégulation en 2010 a permis la création des Super PAC (les « political action commitee », organisations privées qui peuvent récolter et dépenser un montant illimité de fonds pour soutenir un candidat). Elles peuvent aider ou au contraire gêner des élus, ainsi qu'encourager ou dissuader l'adoption de certaines lois.