Fil d'Ariane
Singapour est très peu médiatisé et pourtant c'est un poids-lourd économique : ce pays est considéré comme l'un des 4 dragons asiatiques (les quatre pays d'Extrême-Orient qui ont eu une forte croissance industrielle dans la deuxième moitié du XXème siècle, dont fait partie Singapour avec la Corée du Sud, Hong Kong et Taïwan, ndlr). Entre ultra-modernité technologique et régime autoritaire avec une démocratie de façade, paradis fiscal et société inégalitaire, Singapour est une cité-État des extrêmes, difficile à cerner.
Les élections du Parlement de ce 10 juillet 2020 sont l'occasion de mieux comprendre comment ce tout petit pays, d'à peine 6 millions d'habitants, a réussi, depuis son indépendance de la Malaisie en 1965, à devenir la "petite Suisse d'Asie". L'affaire Cahuzac, (du nom du ministre du budget français qui pratiquait l'évasion et la fraude fiscale) avait mis en lumière à l'époque ce surnom de Singapour : 600 000 euros d'un compte en Suisse de l'ancien ministre du Budget avaient été transférés vers la banque Julius Baer… de Singapour. Une petite Suisse pour l'aspect financier et économique, la marginalisation des partis d'opposition, la peine de mort et le contrôle de l'information en plus.
Il y a deux élections à Singapour : la présidentielle et la léglislative. La présidentielle est au suffrage universelle, l'élection des parlementaires, par scrutin majoritaire. Le système singapourien est donc très proche de celui de son ancien colonisateur, le Royaume-Uni. Le Premier ministre est le chef du gouvernement et il possède la plupart des pouvoirs exécutifs. Le président, élu tous les 6 ans (quand il n'est pas le seul à se présenter, comme en 2005 faute de candidats), quant à lui, représente l'État aux fonctions officielles et cérémonielles et ne participe pas aux activités quotidiennes du gouvernement. Ses mandats son illimités dans le temps et malgré ses faibles pouvoirs, le chef de l'État nomme tout de même les membres du gouvernement, les dirigeants des grandes entreprises publiques avec un droit de veto sur le budget de ces dernières. Il est aussi tenu responsable de la loi sur la sécurité intérieure. L'élection de ce 10 juillet, qui est une législative ayant lieu tous les 5 ans, est donc très importante : le Premier ministre et les membres du gouvernement qui vont diriger le pays sont les gagnants du parti qui remporte la majorité des sièges.
Tout porte donc à penser que Singapour est une république parlementaire et démocratique, multipartite, dont la constitution énonce qu'elle "reconnait les droits et libertés démocratiques" du pays. Le seul hic réside dans un phénomène qui dure depuis l'établissement d'une Constitution par les Britanniques en 1959 et l'indépendance du pays en 1965 : il n'y a eu que trois premiers ministres sur toute cette période. Et tous les trois sont membres du même parti, le Parti d'action populaire (PAP). A chaque élection législative depuis 1959, c'est donc le PAP qui remporte de façon écrasante le scrutin et dirige le pays avec les mêmes chefs de gouvernements, dont la durée par le renouvellement successifs de leurs mandats n'a rien à envier à ceux des dirigeants de pays dictatoriaux. Les partis d'opposition ont donc le droit d'exister à Singapour, mais visiblement pas de remporter une seule élection. Aux dernières législatives de 2015, le PAP a obtenu 83 des 89 sièges en jeu au Parlement.…
Peut-on alors parler d'une démocratie parlementaire ? Pour la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher du centre Asie de l'IFRI (Institut français des relations internationales), la réponse est mitigée : "Singapour possède les mécanismes de la démocratie, les procédures démocratiques, mais certainement pas d'esprit démocratique. Ces mécanismes et ces procédures sont par contre parfaitement respectés depuis l'indépendance. Les institutions sont organisées autour d'un parlement monocaméral (une seule assemblée, ndlr) qui fonctionne et qui débat. Mais l'esprit démocratique n'est pas là et ce phénomène est lié à l'histoire très particulière de l'île. "
Trois premiers ministres de Singapour, tous membres du même parti, depuis 61 ans :
Le "père de la Singapour moderne", Lee Kuan Yew, Premier ministre élu en 1959, est réélu lors de l'independance en 1965 puis tous les 5 ans jusqu'en 1990 (6 mandats). C'est un autre membre du PAP, Goh Chok Tong qui prend sa succession de 1990 à 2004 (3 mandats). Et pour finir, Lee Hsien Loong, le fils de Lee Kuan Yew (décédé en 2015), a été élu 3 fois consécutives depuis 2004 jusqu'à aujourd'hui. Mais Lee Kuan Yew n'a jamais véritablement quitté le pouvoir puisqu'il est resté "ministre senior" de 1990 à 2004 pour finalement endosser le titre de "ministre mentor " de 2004 à 2011. Il aura concrètement gardé le pouvoir pendant plus d’un demi-siècle, soit 52 ans.
Sophie Boisseau du Rocher explique cette main-mise de l'État par un parti et une famille, pour plusieurs raisons : "Le père de la nation, Lee Kuan Yew était un avocat brillant qui comprenait parfaitement l'histoire et les rouages de la démocratie britannique. Simplement, il n'était pas convaincu de l'intérêt de l'esprit démocratique pour l'île-État où tout était à construire, quand il y est revenu dans les années 50 et qu'il a fondé le Parti d'action populaire, qui est toujours au pouvoir. Son objectif était d'attirer les classes populaires dans un grand projet multiracial pour aboutir à un État-nation à peu près cohérent. Pour que tout le monde puisse y participer, mais pas pour que tout le monde donne son avis. L'expulsion de Singapour en 1965 de la fédération de Malaisie a placé le PAP et le Premier ministre Lee Kuan Yew dans un environnement de survie, ce qui lui a fait comprendre qu'il parviendrait à faire survivre le projet si son parti, le PAP devenait un instrument de contrôle mais aussi sa base."
Singapour — surnommée "la ville-jardin" — est considéré comme la deuxième ville "la plus sûre au monde", après Tokyo. Elle est réputée pour son organisation remarquable et sa très grande propreté. La cité-État de la pointe de la péninsule malaisienne accueille les plus grandes institutions financières internationales, les enseignes de luxe européennes dans ses immenses buildings ultra modernes et se classe aussi parmi les 15 villes les plus surveillées : 86 000 caméras, soit 15 caméras pour 1000 habitants. Mais le gouvernement compte aller plus loin et se rapprocher de la Chine en termes de surveillance de sa population, en installant 100 000 caméras de reconnaissance faciale sur les lampadaires de la ville.
Si la sécurité des biens et des personnes est très élevée à Singapour — avec l'un des taux de criminalité les plus bas au monde—, c'est malgré tout au prix de nombreuses règles, lois et contrôles de l'État qu'aucune démocratie occidentale n'a encore osé mettre en œuvre. Un système de contrôle de l'information — proche de celui de la Chine — verrouille par exemple les critiques intérieure ou extérieures à l'encontre du gouvernement : les antennes paraboliques sont interdites, les fournisseurs d'accès à Internet — sous contrôle de l'État — filtrent le trafic des utilisateurs et bloquent des accès à des sites sur demande du gouvernement, la presse malaisienne est interdite. Reporters sans frontières a classé Singapour 158ème sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse en 2020. Entre le Kazakhstan et le Soudan.
Les lois sur la propreté et le contrôle des mœurs sont aussi très sévères à Singapour, avec une police le plus souvent en civil, incitant la population à un qui-vive permanent, à la délation et l'autocensure. La pornographie est interdite, tout comme manger, boire dans les transports en commun, ou jeter un mégot de cigarette, un chewing-gum, avec des amendes pouvant atteindre 1000 dollars (635 euros). Les grèves y sont interdites et les manifestations "seulement sur autorisation", ce qui ne n'est jamais survenu. La peine de mort y est appliquée, particulièrement pour la détention de drogues (à partir de 15 grammes pour l'héroïne et 500 grammes pour le cannabis). Le nombre d'exécutions capitales par habitant (pendaison) y est le plus élevé au monde.
L'économie de Singapour est florissante, particulièrement depuis 30 ans : la ville accueille les grandes fortunes, les grands fonds d'investissements, les opérateurs boursiers des matières premières et peut ainsi se targuer d'avoir le PIB (produit intérieur brut) par habitant (en parité de pouvoir d'achat) le plus élevé au monde : près de 99 000 dollars par an. C'est aussi la deuxième plateforme financière d'Asie — après Tokyo—, le deuxième port le plus important au monde avec un tiers du commerce mondial qui y transite et l'un des fleurons de l'électronique mondiale.
Là encore, cette réussite économique s'explique par les choix très particuliers du "père de la nation" et de son parti, le PAP, selon Sophie Boisseau Du Rocher : "Depuis la période britannique, l'importance de l'ouverture complète aux flux mondiaux est inscrite dans l'imaginaire singapourien, pour valoriser la localisation stratégique de l'île à la pointe de la péninsule malaise, au croisement de l'Océan indien et du Pacifique. L'ouverture est consubstantielle à la survie de Singapour. De là a découlé à cette même époque l'importance d'encadrer ces flux par un support juridique et financier de première qualité. La qualité de la logistique portuaire à Singapour est absolument admirable. Les règles de droit fonctionnent à Singapour, la corruption y est très faible. Mais le point le plus important est que pour se démarquer de ses voisins, il a fallu pour Singapour compléter tout ça par une construction humaine remarquable. Il y a toujours beaucoup de valeur ajoutée à Singapour, avec une recherche permanente d'excellence."
La fiscalité de la cité-État la plus riche d'Asie est donc très avantageuse, pour les entreprises comme pour les particuliers. Il n'y a pas de taxe sur les plus-values, pas d'impôt sur les dividendes versés aux actionnaires et l'impôt global sur les sociétés plafonne officiellement à 17%. Sachant que de nombreuses exonérations permettent de payer nettement moins, voire de ne pas payer du tout d'impôts sur les sociétés. Pour l'impôt sur les revenus, il est progressif, mais très peu élevé en comparaison des pays développés : un Singapourien avec un revenu de 160 000 euros annuel peut verser par exemple moins de 30 000 euros d'impôts. Mais il y a un revers de la médaille : une partie de l'économie singapourienne est tributaire de centaines de milliers de travailleurs étrangers, souvent issus des pays en voie de développement. Ces travailleurs étrangers peu qualifiés possèdent un statut administratif à part, ils sont souvent exploités et très peu protégés. La population immigrante a presque doublé entre 2000 et 2010, passant de 755 000 à 1,3 million de personnes.
Singapour se distingue aussi dans d'autres domaines, dont le classement mondial sur les inégalités. La cité-État est l'un des pays les plus inégalitaires au monde, ce qui signifie que la différence entre les plus pauvres et les plus riches y est massive. Le coefficient de Gini pour Singapour est de 0.458 points quand celui de la France est de 0.291. Pour donner un point de repère, la cité-État d'Asie la plus riche du monde se situe, pour les inégalités, entre le Mozambique et l’Arabie Saoudite .
Coefficient de Gini : il va de 0 à 1 et mesure la répartition des richesses dans un pays. Un coefficient de "1" équivaut à une société ou une seule personne accapare toute la richesse et "0" indique que tout le monde possède exactement la même chose.