Fil d'Ariane
Depuis quatre ans en effet, c’est un difficile exercice d’équilibriste que le Canada fait dans ses relations avec les États-Unis et le gouvernement Trudeau est toujours sur la corde raide. « Avec Trump, on jette nos stratégies aux poubelles presque chaque semaine, il y a toujours des mauvaises surprises. Avec Joe Biden à la Maison Blanche, il pourra y avoir des désaccords, mais sur le plan diplomatique, on pourra se fier à la parole du président et des membres de son administration, il va un peu moins changer d’idées d’une semaine à l’autre, et ça c’est important » ajoute Frédérick Gagnon.
Qui plus est, sur le plan idéologique, Justin Trudeau est proche de Joe Biden, ce sera un peu le retour aux années Obama, avec qui le premier ministre canadien avait développé une relation d’amitié. « Avec Joe Biden, Justin Trudeau peut recommencer à parler d’enjeux dont il ne peut pas discuter avec Trump, notamment l’enjeu environnemental ou l’accueil des réfugiés. Cela va ouvrir le terrain à d’autres discussions que celles sur les enjeux commerciaux » souligne le chercheur.
Justement, l’enjeu commercial est très important. Les États-Unis sont le principal partenaire commercial du Canada et c’est parce que Donald Trump l’a exigé que les deux pays et le Mexique ont dû renégocier leur accord de libre-échange. Mais cela n’a pas empêché le président américain d’imposer cet été de nouveaux tarifs sur les importations d’acier canadien, avant de finalement les retirer sous la menace de représailles des Canadiens. Un parfait exemple de l’imprévisibilité de Donald Trump.
« Avec cette renégociation de l’ALENA, on pensait être sorti du tunnel, mais Trump revient avec de nouvelles menaces, donc c’est comme si on ne pouvait jamais avoir la garantie que les choses vont se stabiliser sur le plan commercial. Le nationalisme économique de Trump, c’est une espèce d’hydre, Trudeau réussit à trancher une tête mais il y en une qui repousse, on règle un problème et de nouveaux surviennent, c’est ça qui est compliqué pour Ottawa » fait remarquer Frédérick Gagnon.
Mais attention, l’élection de Joe Biden ne va pas forcément régler le problème, car les démocrates par tradition sont protectionnistes, plus que les républicains. « Les guerres commerciales entre les deux pays existent depuis longtemps, le bois d’œuvre, la gestion de l’offre, ces tensions-là ne partiront pas si Biden est élu, il n’y aura pas de virage substantiel en la matière » analyse Élisabeth Vallet. « Sur le plan des enjeux commerciaux, l’arrivée de Biden ne veut pas nécessairement dire la fin du nationalisme économique à la Trump, car les démocrates avant Trump ont aussi essayé de protéger leur économie et ils ont eu cette préoccupation mais différemment : Trump impose des tarifs, avec les démocrates c’était « buy america ». Donc il y aura encore des querelles commerciales comme il y en a eu sous Obama, des dossiers épineux, mais on retrouvera un degré de prévisibilité dans les discussions » précise Frédérick Gagnon.
Depuis mars dernier, les Canadiens regardent avec inquiétude la situation de l’épidémie du coronavirus aux États-Unis. Les deux pays n’ont pas du tout eu la même approche pour gérer la crise et les chiffres parlent d’eux-mêmes, toute proportion gardée bien sûr, en fonction du nombre d’habitants : en date du 22 septembre, plus de 145 000 cas et plus 9200 morts au Canada, les États-Unis s’approchent des 7 millions de cas et 200 000 morts. La gestion chaotique de l’épidémie par Donald Trump est indéniable. Est-ce que l’élection de Joe Biden annoncerait un changement de cap en la matière ? Probablement, dit Frédérick Gagnon : « Avec Biden, au moins on aurait la reconnaissance officielle que la crise actuelle, c’est quelque chose de grave, même s’il ne réglera pas la situation du jour au lendemain… Biden va essayer de convaincre les gouverneurs d’États républicains d’en faire plus, il va former une équipe plus chevronnée pour lutter contre le virus, avec davantage de scientifiques, améliorer les tests. C’est sûr que c’est crucial pour nous, car nous avons dû fermer notre frontière avec les États-Unis à cause de l’épidémie et cette fermeture a des impacts sur de nombreuses personnes, les étudiants et les professeurs qui font de la recherche, mais aussi sur le tourisme etc… ».
La frontière entre le Canada et les États-Unis, la plus longue frontière terrestre du monde, fermée depuis le 19 mars, va le rester au moins jusqu’au 21 octobre, sauf pour le transport des marchandises et les voyages jugés essentiels.
De mois en mois, cette fermeture se renouvelle, et nombreux sont les analystes qui estiment que cette frontière ne va pas rouvrir avant 2021, à tout le moins avant que l’épidémie ne soit pas davantage maîtrisée aux États-Unis. « Tant qu’il y a une telle distorsion dans la gestion de la pandémie, la frontière ne rouvrira pas. Et si Trump est réélu, personne ici ne voudra voir la frontière se rouvrir » estime Élisabeth Vallet. Les Canadiens appuient massivement cette fermeture, 87% selon un sondage Léger mené début juillet.
Mais ce n’est pas qu’avec les États-Unis que le Canada a fermé ses frontières : le pays n’accepte aucun visiteur au moins jusqu’au 30 septembre. Quelque 18 000 ressortissants étrangers ont été refoulés par les douaniers canadiens, et de ce nombre, plus de 16 000 étaient des Américains.
Il semble évident que Justin Trudeau et son gouvernement doivent secrètement souhaiter qu’un nouveau locataire s’installe à la Maison Blanche, mais cela ne sera jamais formellement dit. Tous les ministres du gouvernement canadien se sont fait donner la consigne de ne commenter sous aucun prétexte la campagne électorale en cours et de préserver une neutralité dans leurs commentaires ou leurs relations avec des membres du gouvernement américain. Pas de surprise là, c’est ce qu’il s’est toujours fait dans les relations canado-américaines mais disons que le respect de cette consigne est encore plus impératif cette fois-ci.
Les analystes de la politique américaine s’entendent pour dire que la lutte risque d’être tellement serrée entre Joe Biden et Donald Trump qu’il sera difficile de savoir qui aura effectivement gagné le soir du 3 novembre. « On ne peut pas prédire les résultats mais on peut déjà prédire qu’on n’aura pas une soirée électorale mais une semaine électorale », souligne Élisabeth Vallet. Frédérick Gagnon s’interroge : « Si l’issue du vote le 3 novembre est serrée et ne permet pas de dire qui a gagné, cela peut être épineux pour Justin Trudeau et les leaders internationaux, il vont dire quoi dans les circonstances ? ».
Les deux spécialistes s’attendent à une période très trouble aux États-Unis au lendemain du 3 novembre, avec recomptage de votes, contestations judiciaires, sans oublier la problématique du vote postal, qui risque de brouiller considérablement les cartes et de compliquer la situation. « Sauf s’il y a une vague bleue en faveur de Biden, ou une vague rouge pour Trump, il y aura des demandes de recomptages, des contestations judiciaires c’est sûr… les deux candidats vont déclarer victoire, on va se retrouver dans une espèce de marécage boueux, et la seule chose qu’on peut prédire c’est que le 20 janvier, l’un des deux camps aura le sentiment d’avoir été floué et une partie de l’Amérique va dire « ce n’est pas notre président » quel qu’il soit. C’est la seule prédiction qu’on peut faire, on est parti pour une longue crise de légitimité de la démocratie américaine et de l’institution présidentielle » conclut Élisabeth Vallet. Et pendant ce temps, le coronavirus, lui, continuera sa course infernale à travers les États-Unis.