Ils refusent le silence
Le régime censure les médias, étouffe l'opposition. Aussi témoigner signifie prendre un risque, mettre sa vie en danger. Mais Bahar dont le cousin de 19 ans est mort lors des manifestations et un Franco-iranien qui se dit "épris de liberté" refusent le silence. Tous deux, ayant défilé dans la rue, ont accepté de témoigner. L'un en dévoilant son prénom, l'autre en conservant l'anonymat.
“Ceux qui partent manifester n’ont pas peur“
Témoignage de Bahar, Iranienne de 27 ans
Étudiante en France, Bahar est retournée voir sa famille en Iran. Elle était à Téhéran pendant le mois de juillet et a participé aux manifestations. Après des semaines de protestation, quelle est l’ambiance dans les rues de Téhéran ? L’ambiance change selon les quartiers. Dans le nord et le centre de la ville, les habitants sont assez remontés contre le régime. Le soir à partir de 22 heures, c’est là que les cris de protestations « Allah-o-Akbar » (Dieu est grand) sont les plus forts. Par contre dans le bazar de Téhéran, dans les quartiers sud, rien n’a changé. Mais d’une manière générale, j’ai l’impression que l’on parle plus facilement dans la rue. Avant, les Iraniens me paraissaient toujours déprimés. L’espoir d’un changement est-il toujours aussi fort qu’au début des manifestations ? Malgré les violences du régime, les Iraniens ont gardé espoir. Ils veulent continuer à protester mais ils ne savent pas comment. Depuis la manifestation du 30 juillet, on réclame une « république iranienne », c’est-à-dire une république laïque et non islamique. Ceux qui partent manifester n’ont pas peur. Ils se dressent devant les policiers mais dès que ça dégénère tout le monde part en courant. Certains disent aussi qu’en octobre avec la prise des cours à l’université, les protestions vont reprendre encore plus fortement. Qui défile dans les rues de Téhéran ? Au début, beaucoup de riches issus des quartiers nord manifestaient. Maintenant, on les voit beaucoup moins. Ce sont surtout les classes moyennes qui continuent à défiler : les professeurs, les ouvriers, les ingénieurs, une partie des commerçants. Ceux en fait qui se sont le plus appauvris au cours de ces dernières années. Comment parvenez-vous à organiser les mobilisations ? On fonctionne essentiellement par Internet. Par mails, on donne le lieu et l'heure du rendez-vous. On parvient à échapper au contrôle du gouvernement. Les chaînes étrangers sont aussi pour nous très importants. La BBC Persane et Voice of America diffusent des émissions spéciales. Le régime a essayé de brouiller le réseau de communication. Mais chacun bidouille chez soi son antenne pour réussir quand même à capter les chaînes satellites. Qu’espèrent aujourd’hui les manifestants ? Nous voulons le départ de Mouhamed Ahmadinejad mais nous savons que c’est impossible. Pour qu’il parte, il faut aussi faire partir le guide suprême. Mais nous voulons plus de liberté et notamment pour les filles qui sont très nombreuses à manifester. Dans la rue, elles me touchent beaucoup car elles sont toujours très bien maquillées et habillées. Très chics. Elles restent femmes même dans une situation aussi difficile. Pour vous, que représente Moussavi ? Moussavi a créé l’opportunité du changement et canalise les protestations. Mais il reste un fidèle du régime. Il ne veut pas remettre en cause le régime des Mollahs. Votre famille a été touchée par la répression. Comment a t-elle réagi ? Nous avons perdu mon cousin Sohrab Arabi. Il avait 19 ans et préparait le concours d’entrée à l’université. Il a été tué lors des manifestations. Au début, on croyait qu’il avait été arrêté, alors on faisait toutes les prisons. Mais au bout de vingt jours, on a découvert sa photo parmi les morts officiels. On a pu récupérer son corps qui n’a pas été maltraité. On a essayé de contacter le maximum de médias pour montrer la cruauté du régime. Je pense que de nombreuses familles ne savent pas encore que l’un de leurs a été assassiné. Je crois que le nombre de tués parmi les manifestants n’est ni de 30 ni de 50… Il s’agit de plusieurs centaines de victimes, 300 peut-être 500 morts… Propos recueillis par Camille Sarret 4 août 2009
“Avec cette révolution, le Moyen Âge vient de s'achever en Iran “
Témoignage d'un Iranien “épris de liberté“
Il a souhaité garder l'anonymat. Ce franco-iranien de 62 ans, à Téhéran, se dit non engagé politiquement mais simplement "épris de liberté et pour la démocratie en Iran". Quelle est l’ambiance à Téhéran depuis le scrutin présidentiel ? Il y a beaucoup de choses qui se sont passées ici. La semaine du 13 au 18 juin était le Printemps d’Iran ! Malgré le choc de l’annonce du résultat, il y a eu des tensions et des violences les deux premiers jours. Ensuite ont eu lieu durant trois jours historiques des marches silencieuses et pacifiques. C'était un espoir qui naissait. On pouvait même rêver à des changements radicaux. Comme lors de la Révolution précédente, les gens sont devenus de nouveaux souriants, se sont entraidés, ont fait des chaînes humaines, ils ont eu une discipline incroyable, une maturité qui m'a étonné, moi qui croyait ces jeunes perdus dans la drogue et le désespoir. Pendant les marches j'en profitais pour poser des questions aux jeunes : " Est-ce que vous croyez que Moussavi va lui aussi devenir une idole comme le Shah ou Khomeini ?" - sous entendu risque-t-il de devenir un dictateur plus tard ? Et 8 sur 10 disaient : "Non, Moussavi est devenu un leader par accident. Il n’est pas mal mais on peut trouver mieux si nécessaire." Depuis 30 ans on cherchait un leader... Il faut savoir qu'ici il y a deux jeunesses : il y a des jeunes très éduqués, ceux qui ont accès aux études, à Internet, à la télévision par satellites et beaucoup d’autres qui font partie de l’armée des pauvres et des chômeurs, qui sont des réserves pour le régime qui peut les acheter très bon marché pour obtenir leurs votes, qui les recrute dans toutes sortes de forces de répression. Le pays est bien divisé en deux blocs et aujourd’hui, la fissure est devenue visible mondialement... Les manifestants ont profité d’un conflit interne du régime pour donner un signal fort au monde : " Hey, nous sommes coincés ici dans ce trou. Ici en Iran nous ne sommes pas tous des arriérés. Nous voulons vivre comme des gens civilisés !" Et le message est passé ! J’avoue, en voyant les marches pacifiques de ces jeunes gens je me demandait s'ils était entrainés pour une Révolution de couleur comme le prétendait le régime. Peut-être quelques-uns mais pas tous ces millions. D’ailleurs le régime ne se cache pas pour dire qu'il a réussi à étouffer une Révolution de velours en faisant ce que j'appelle un coup d'état. Vendredi 19 juin cela a été la déception ! Bien sûr on ne rêvait pas et on n’attendait pas grand-chose du Guide suprême lors de son discours de la prière du Vendredi. Il a attisé la haine avant le Samedi noir. Le 20 juin est le Samedi Noir. Comme les autres jours, on devait partir de la place de la Révolution pour atteindre la place de la Liberté ( ce n’est pas un jeu de mot !) mais cette fois la peur était là. Et s'il y a des morts, ce sera Moussavi le responsable !!! Comment porter plainte contre lui !? Je n’ai pas vu de près les accrochages mais les images qu’enfin la télé officielle a montrées ( il n’y a pas de télé privée en Iran) après une semaine de silence, ont prouvé l’intensité des ces moments horribles. Depuis, les gens ne réussissent plus à se regrouper. Exemple, il y a deux jours devant l’Assemblée Nationale. Deux heures avant le rassemblement, les « 7 forces » étaient là ! Avec des bâtons de toutes sortes et de toutes tailles ils tapaient les gens gentiment et gratuitement, même ceux sur les trottoirs pour les disperser le plus vite. Ils veulent éviter la foule ! Les gens sont déçus, mais attendent le soir. Là, tous crient « Allah Akbar » en attendant qu’Il se montre enfin ! Avez-vous été témoin d’arrestations, de violences de la part des forces policières sur les manifestants ? Si oui, pouvez-vous les décrire ? J’ai vu peu d’arrestations la première semaine car de chaque quartier sortaient des groupes de jeunes et les forces étaient débordées. J’ai sauvé deux ou trois jeunes grâce à mon âge ! Quant aux violences, vous avez vu les images. Elles sont véridiques. J’ai assisté, par accident, coincé dans une rue, à une bataille de pavés entre les Chemises Blanches (NDLR: miliciens en civil) et les jeunes et il aurait suffi qu’un d’entre eux touche un des participants… Et les pires insultes étaient échangées de part et d'autre. La haine est bien là entre les deux blocs ! Le gouvernement tente de museler les médias iraniens et étrangers : qu’en est-il concrètement pour vous ? Y a-t-il des chaînes de télévision que vous ne recevez plus, ou qui sont censurées par intermittence ? Des journaux que vous ne trouvez plus/pas dans les kiosques ? Comment vous informez-vous ? Depuis Khatami il n’y a pas de journaux libres en Iran. Les gens regardent depuis cinq ans Voice of America en persan. La même chose pour BBC en persan mais depuis environ 8 mois. Il y a les chaînes qu’on appelle "de Los Angeles" vu le nombre d'Iraniens vivant dans cette ville. Une vingtaine de chaînes plus ou moins sérieuses. Presque toutes les chaînes sont noires car parasitées. Il paraît que ça vient de la Syrie... Donc on cherche et on cherche … On se téléphone pour savoir qui reçoit quoi ! " Va sur la fréquence 11366 – Vertical 7300 pour avoir V&O" - "Sinon scanne sur Hot Bird et si tu n’a rien c’est que ton quartier est foutu !" En ce moment je peux voir TV5Monde, France 24 en français et en anglais, Euronews en anglais, BFM TV. Et rien d’autre ! Mais ce n’est pas stable ! Il ne faut pas perdre l’espoir … Maintenant que les Gardiens de la révolution ont annoncé officiellement qu’il n’y aurait pas de nouveau vote, croyez-vous que le mouvement de contestation se poursuivra malgré tout ? Ou bien va-t-il forcément s’essouffler ? Attention, nous ne sommes pas dans un pays démocratique où l'on peut tout deviner ! TOUT se passe dans les coulisses. Et si cela ne suffit pas le Guide suprême va tout régler..! Mais cette fois c’est moins facile car ils se sont tous fait coincés. Le grand mensonge n’est pas passé comme prévu ! Le régime cherche à réparer sa légitimité atteinte mais je ne crois pas qu’ils y réussissent. Moussavi a annoncé tout à l’heure qu’il résiste encore et croit toujours que cette élection est une grande fraude. Même s’il abandonne pour une raison ou une autre, la fissure créée est trop grande pour être comblée. Car tout ceci n’est qu’une occasion pour en finir avec trente ans d'ignorance. Le Moyen Âge en Iran vient de s’achever. Les gens cherchent et créent des occasions pour arriver à la démocratie qu’ils attendent depuis cent ans ! La peur et la timidité devant la religion sont finies. Pensez-vous que le régime iranien va se durcir à l’avenir ? Quelque soit le résultat de l’élection une nouvel ère a commencé en Iran. Un point de non retour ! Ils cherchent une solution dans les coulisses. Certains parlent de réconciliation nationale. Car ils savent que l’Iran ne peut pas devenir la Corée du Nord bien que ce soit le désir d'Ahmadinejad. Peut-être qu'à court terme il y aura des réactions violentes du régime contre les contestataires mais ils savent qu’ils ont perdu. Ils cherchent à s’en sortir. A redorer leur image ! Mais comment ? C'était une crise sans précédent ! Je ne vois pas les Gardiens de la Révolution faire un coup d’État militaire car ils savent que c’est perdu d’avance. Pendant les marches, les gens chantaient: "Les canons, les tanks et les mitrailleuses n’ont plus d’effet !" Si le régime se durcit, comment le peuple iranien réagira-t-il ? Le peuple ne peux se battre ni contre les Gardiens de la Révolution ni contre les polices secrètes de toutes sortes, beaucoup trop puissantes. Il faut compter sur la lutte pacifique des gens, sur des grèves de grande envergure. Il faut compter sur le relais international. Il y a 4 à 6 millions de dissidents iraniens à l’étranger et ils ont des moyens matériels et intellectuels considérables. Il suffit qu’ils s’organisent. Et il faut surtout être patient car le régime se détruit de l’intérieur en pourrissant sous le poids de ses contradictions. C’est le prix à payer pour sortir du « Moyen Âge à l’iranienne ! » Quel que soit le résultat de l'élection, Moussavi ou pas, les vainqueurs ce sont les jeunes, la majorité en Iran (70 % des Iraniens ont moins de 30 ans). Ils ont réussi à passer leur message au monde : "Hé, toi, le jeune homme, beau et orgueilleux, inquiet pour tes vacances, ici il y a une « Génération Brulée » - c'est le nom qu'ils se donnent - qui attend !" "Hé, toi, la jeune femme, allongée sur la plage, soucieuse de ton bronzage, ici à 39 degrés à l’ombre, nous pourrissons sous les voiles !" Propos recueillis par Laure Constantinesco 26 juin 2009