Fil d'Ariane
Il focalise autant la haine de l’État Islamique que celle du pouvoir d’Ankara qui lui doit un cuisant revers. C’est un peu à cause de cet étrange objet politique, le Parti démocratique des Peuples (HDP), que les Turcs sont rappelés aux urnes ce 1er novembre, moins de cinq mois après les législatives du 7 juin.
Ce jour-là, la jeune formation de gauche réussit une percée remarquée en recueillant 13 % des voix et 80 sièges. Bien loin d’une quelconque majorité et même des 40 % de l’AKP (Parti de la justice et du développement) au pouvoir, mais ce dernier, pour la première fois depuis 13 ans, y perd le contrôle du Parlement. Le rêve d’hyper-présidence par modification de la constitution de Recep Tayyip Erdogan s’envole. Faute de coalition à sa mesure, ce dernier opte rapidement pour de nouvelles élections, tandis qu’une nouvelle vague de terreur attribuée à Daech frappe le pays et, singulièrement, ce nouveau mouvement montant turc, proche de leurs ennemis kurdes.
Parfois comparée au Syriza grec (voire à Podemos en Espagne ou au Front de Gauche français, qui le soutiennent), le HDP naît officiellement en 2012 de la coalition de sept partis politiques et d’une trentaine d’associations de gauche. On le qualifie de « pro-kurde », voire de faux-nez du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en lutte armée chronique contre Ankara. La réalité est bien plus complexe. L’un de ses députés, Ertugrul Kürkçü, cité par Médiapart, le décrit comme « un parti multinational, multiculturel et multiethnique reposant sur des valeurs démocratiques et de gauche. Sans l’héritage de la lutte des Kurdes, il n’y aurait pas de HDP, mais le HDP soutient tous les secteurs opprimés de la société. Il est pro-féministe, pro-socialiste, pro-kurde, pro-arabe, pro-alévis, pro-chrétien, pro-pauvres. ». De quoi détonner dans un paysage politique turc très figé.
À partir de 2014, le HDP est dirigé par une figure de la gauche kurde, Selahattin Demirtas (quadragénaire logiquement comparé, lui, au Grec Alexis Tsipras) qui le co-préside avec une femme, Figen Yüksekdağ. En partie sous leur influence, le mouvement se distancie discrètement d’un PKK toujours interdit et marqué à la fois d’une culture de violence - subie et pratiquée - et d’une forte « ethnicité ». Le HDP devient, lui, un parti turc, fédérant de multiples courants d’extrême-gauche mais aussi ouvert aux femmes jusqu’à pratiquer une parité sourcilleuse, aux minorités – y compris gaies et lesbiennes – ou aux sensibilités écologistes. Il recueille en partie l’héritage de la lutte du « parc Gezi » d’Istanbul qui, à partir de la contestation d’un projet immobilier, avait, il y a deux ans, tourné à des manifestations nationales de masse contre le pouvoir central.
Une dynamique s'enclenche. Le HDP obtient 2 % aux élections municipales de 2014, ce qui est encore peu. Mais la même année, Selehattin Demirtas recueille près de 10 % des voix à l’élection présidentielle. Percée médiatique autant qu’électorale en dépit d’une campagne haineuse contre lui. Selahattin (qui signifie Saladin, un autre Kurde) devient symbole de la remise en cause d’un pouvoir qui lui ménage d’autant moins sa hargne qu’il redoute, à juste titre la montée de son influence.
Les élections législatives du 7 juin confirment cette appréhension. S’ils ne lui ouvrent nulle voie du pouvoir, les 13 % du HDP confirment son influence, bien au-delà des bastions kurdes traditionnels où il est souvent majoritaire. «Nous, le parti des opprimés de Turquie qui veulent la justice, la paix et la liberté, nous avons remporté une grande victoire aujourd'hui. C'est la victoire des travailleurs, des chômeurs, des villageois, des paysans. C'est la victoire de la gauche », déclare ce soir-là Selahattin Demirtas. Ses ennemis feront chèrement payer cette euphorie.
C'est dans ce contexte de tension déjà exacerbée que Daech frappe un second coup, plus meurtrier encore que le premier : l'attentat-suicide du 10 octobre au cœur d'une marche de la paix organisée par différents partis et syndicats, dont le HDP. 102 personnes sont tuées. Tout en attribuant finalement la responsabilité de l'Etat Islamique, le gouvernement d'Erdogan réagit à nouveau par un harcèlement accru contre le camp du HDP présenté comme complice de l'ennemi suprême, le PKK. « Les traîtres à la Nation ont brisé la paix de notre pays », ose affirmer le 25 octobre le Premier ministre turc et chef de l'AKP, Ahmed Davutoglu.
Pour paradoxale qu'elle soit, la diabolisation de la victime parvient à gêner les dirigeants du HDP, embarrassés par le retour de la lutte armée alors qu'eux-mêmes veulent incarner l'expression pacifique de la cause kurde. « "Traitres à la patrie", "ennemis de la nation". Vous remarquez qu'ils ne parlent jamais de nous comme des adversaires politiques», observe Salahattin Demirtas. « Ils ont poussé la Turquie au bord de la guerre civile, au point où des gens se haïssent ».
Malgré cette exacerbation des tensions et peurs qui ne favorise guère la montée d'une voix médiane et la pression sécuritaire qui l'oblige à renoncer à tout rassemblement, le HDP reste populaire, notamment dans une partie de la jeunesse turque. Il espère confirmer sa percée de juin voire améliorer son score. Des sondages le créditent de 12 à 14 % des intentions de vote. Réponse dimanche, mais un simple maintien de ses résultats de juin aurait, dans un tel contexte, une allure de victoire.
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