
Fil d'Ariane
Dans la perspective des élections fédérales du 28 avril au Canada, le rapport de force politique est bouleversé par le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis avec ses visées expansionnistes et sa guerre commerciale contre son voisin du nord. Longtemps en chute libre dans les intentions de vote, les Libéraux du nouveau Premier ministre canadien Mark Carney font désormais jeu égal avec les Conservateurs de Pierre Poilievre.
Un touriste portant un masque du président américain Donald Trump pose devant un drapeau canadien devant les grilles de la Maison Blanche, Washington, 13 mars 2025.
Au Canada, la campagne pour les élections fédérales du 28 avril risque fort de se dérouler avec un éléphant dans la pièce : Donald Trump. Son retour à la Maison Blanche, la guerre commerciale sans pitié qu’il a déclenchée avec le Canada en imposant des tarifs douaniers aux produits canadiens, ses visées expansionnistes pour que le Canada devienne le 51ème État des États-Unis sont venus changer la donne électorale au Canada.
(Re)lire Donald Trump redouble de menaces commerciales contre le Canada
Alors que les Conservateurs caracolaient en tête des intentions de vote des Canadiens depuis 18 mois, avec une avance quasi insurmontable de près de 20 points devant les Libéraux, l’arrivée de Donald Trump d’un côté et celle de Mark Carney à la tête du Parti libéral a changé la donne. Les Libéraux et les Conservateurs sont maintenant au coude-à-coude dans les sondages. Un revirement spectaculaire qui annonce une campagne électorale finalement beaucoup plus intéressante que celle à laquelle on s’attendait. Car il est maintenant évident que la « question de l’urne » de ces élections, c’est-à-dire la question que les Canadiens vont se poser avant de déposer leur bulletin de vote, sera simple : qui, de Mark Carney ou de Pierre Poilievre, pourra le mieux affronter Donald Trump au cours des prochaines années ? Qui a le plus de compétences pour gérer ce président imprévisible, ses tarifs douaniers, et sa volonté d’annexer le Canada ?
Mark Carney connaît moins bien les rouages de l'État canadien que Pierre Poilievre, et non seulement les rouages, mais aussi le fonctionnement de la Chambre des communes, le processus législatif, avec toutes ses difficultés, ses complexités.
Stéphanie Chouinard, professeure agrégée de science politique au Collège militaire royal de Kingston et à l’Université Queen’s
(Re)voir Canada : Mark Carney, celui qui promet de tenir tête à Donald Trump
« Il y a fort à parier que cet enjeu-là va faire partie des grandes questions qui vont animer les inquiétudes des Canadiens, confirme Stéphanie Chouinard, professeure agrégée de science politique au Collège militaire royal de Kingston et à l’Université Queen’s. Je pense que Monsieur Carney a encore des preuves à faire comme politicien. Mais il a prouvé qu’il peut naviguer dans des contextes difficiles comme, par exemple, le Brexit en Grande-Bretagne, lorsqu’il était gouverneur de la Banque d’Angleterre. À de nombreux égards, il avait vu juste sur les impacts du Brexit, ces prédictions se sont avérées. Malgré son manque d'expérience en politique, ce bagage lui donne des atouts pour affronter les enjeux qui nous attendent. La contrepartie de cela, c'est que Mark Carney connaît moins bien les rouages de l'État canadien que Pierre Poilievre, et non seulement les rouages, mais aussi le fonctionnement de la Chambre des communes, le processus législatif, avec toutes ses difficultés, ses complexités. Et ça, c'est une carte que Pierre Poilievre a certainement dans sa manche. Mark Carney n’a donc pas toutes les cartes entre ses mains, il fait quand même face à un adversaire qui a énormément d'expérience en politique ».
Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa introduit une nuance : « Pierre Poilievre a été plus souvent qu'autrement dans l'opposition, il a été ministre quelque temps, mais ça n'a pas duré très longtemps et il n'est pas resté ministre parce qu'il ne plaisait pas à son Premier ministre, Stephen Harper, qui a mis fin à son mandat. Et donc il lui manque cette expérience de gestion politique ou d'être à la direction dans les hautes sphères politiques que Monsieur Carney a eu en étant gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre ».
En situation de crise, les Canadiens ont montré qu'ils préféraient la stabilité plutôt que le changement. Et voter conservateur, c'est voter pour un pari, c'est voter pour l'incertitude.Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa
L’arrivée de Donald Trump a donc aidé la cause des Libéraux, estime Geneviève Tellier : « Il a rebrassé les cartes complètement et il a mobilisé la population canadienne à un point qu'on n’avait jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale, avec cet élan de patriotisme d’une rare ampleur. On se retrouve donc dans une situation de crise comme lors de la pandémie et en situation de crise, les Canadiens ont montré qu'ils préféraient la stabilité plutôt que le changement. Et voter conservateur, c'est voter pour un pari, c'est voter pour l'incertitude. Qu'est-ce qu'on va avoir avec ce nouveau parti et un chef qui a des idées un peu controversées, à la limite similaire à Donald Trump ? Et cela aussi inquiète. Alors on va peut-être préférer aller vers quelque chose qu'on connaît, qu'on connaît mieux. On connaît le Parti libéral, qui était là lors de la pandémie, et ça tombe bien, il a changé de chef, car Justin Trudeau était le principal irritant qu'on avait. Donc beaucoup de Canadiens semblent préférer aller avec Mark Carney. Oui, il n’a jamais fait de politique, mais il est quand même dans le paysage canadien depuis longtemps. On l'a connu comme gouverneur de la Banque du Canada, on a salué ses succès lorsqu'il est devenu gouverneur de la Banque d'Angleterre et donc il a un côté rassurant ».
Le grand défi du chef conservateur actuellement, c’est de prendre ses distances le plus possible de Donald Trump. Parce qu’il est proche de lui dans plusieurs de ces propositions : il vient par exemple d’interdire aux journalistes de monter à bord de son avion lors de cette campagne électorale qui commence, brisant ainsi une longue tradition. Une décision qui a été fortement critiquée.
Pierre Poilievre estime que la presse parlementaire est trop « libérale » et donc trop critique envers lui et son programme. Un discours qui résonne fort aussi aux États-Unis avec l’administration Trump. « Pierre Poilievre commence à dénoncer la presse parlementaire, il trouve que les médias traditionnels ne rapportent pas la nouvelle comme elle devrait être rapportée, confirme Geneviève Tellier. Donald Trump, en ayant exclu de la Maison Blanche le représentant de l'American Press, tient exactement le même discours. Poilievre reprend également des idées qu'on entend actuellement aux États-Unis. Il dit par exemple qu’il va augmenter nos dépenses militaires en coupant dans l’aide internationale. C'est exactement ce que Trump fait en ce moment en coupant l'USAid, l'aide internationale. Donc il y a beaucoup de similarités. Pour Pierre Poilievre, je pense, la leçon n'a pas été encore apprise que ça va jouer contre lui s’il ressemble trop à Donald Trump parce que les Canadiens n'aiment pas Donald Trump. Les sondages sont très clairs là-dessus. Et ça va être un gros défi pour Pierre Poilievre de trouver le bon ton, de s'ajuster et d'éviter de se faire comparer à Donald Trump ».
(Re)voir Canada : qui est Pierre Poilièvre, surnommé le Trump canadien ?
La campagne électorale n’avait pas encore commencé que le chef conservateur se réjouissait d’un premier commentaire de Donald Trump sur les élections canadiennes. Le président américain a déclaré dans une entrevue à son réseau préféré, Fox news, qu’il préfère traiter avec un libéral qu’avec un conservateur à Ottawa et que, peu importe qui sera le prochain Premier ministre canadien, il s’en fiche. Il a pris soin quand même d’écorcher Pierre Poilievre au passage : « Le conservateur qui se présente n'est, bêtement, pas mon ami. Je ne le connais pas, mais il a tenu des propos négatifs ». Le chef conservateur a rebondi illico sur ces déclarations : « C’est clair que M. Trump veut que les libéraux gagnent parce qu’ils ont affaibli le Canada pendant 10 ans. (…) M. Trump sait qu’il va pouvoir dominer Mark Carney, il veut un Canada fragile et faible ». Et bien sûr Pierre Poilievre assure que s’il devient Premier ministre, le Canada sera plus fort que sous un régime libéral.
Mark Carney, de son côté, a réagi en disant que le président Trump voulait négocier avec une personne sérieuse et que lui aussi voulait faire du Canada un pays fort. Le chef libéral a aussi répété qu’il est prêt à négocier avec Donald Trump quand ce dernier fera preuve de respect envers le Canada, notamment respect envers la souveraineté canadienne. Fait intéressant à noter, le mutisme total de Donald Trump à l’endroit de Mark Carney depuis qu’il est devenu Premier ministre : pas un mot, pas un tweet, aucune déclaration sur lui. Alors qu’il se faisait un malin plaisir à traiter Justin Trudeau de « gouverneur du Canada » dès qu’il en avait l’occasion.
Si Donald Trump et la guerre commerciale avec les États-Unis seront les principaux enjeux de cette campagne électorale, on va aussi parler beaucoup d’économie (comment diversifier l’économie canadienne, la rendre plus forte et moins dépendante des États-Unis), du coût de la vie et de la lutte contre l’inflation, de la crise du logement, et des questions délicates de l’immigration. « Il y a fort à parier qu'on parlera aussi des investissements dans la défense canadienne, ajoute Geneviève Tellier, non seulement parce que les alliés de l'OTAN nous pressent, mais parce que c'est aussi une question de souveraineté nationale. Le parti conservateur parle notamment de réinvestissement dans l'Arctique ». Mark Carney est aussi faire un tour dans le Nunavut, au retour de sa virée éclair en France et en Angleterre, où il a annoncé l’achat de radars australiens pour augmenter la capacité de défense du Canada sur l’Arctique.
(Re)voir Canada : l'Arctique canadien au coeur d'enjeux économiques et géopolitiques
C’est donc parti pour cette campagne électorale dont l’enjeu est très important : c’est ni plus ni moins l’avenir du Canada dont il sera question. Car la souveraineté même du pays est menacée par ce pays que l’on pensait ami, cet allié qui vient de nous planter un couteau dans le dos en imposant des tarifs douaniers pour affaiblir au maximum l’économie canadienne dans l’espoir d’annexer le Canada.
Le duel entre Mark Carney et Pierre Poilievre va s’articuler autour de cette menace et les deux chefs ont chacun des gros défis à relever : le chef libéral doit apprendre à devenir politicien et se lancer dans la joute électorale comme on se jette dans un bain d’eau glacée ; le chef conservateur, de son côté, peut tabler sur sa grande expérience politique mais il doit donner un autre ton à sa campagne, être mois abrasif, rassurer davantage les Canadiens.
Les deux autres chefs, le néo-démocrate Jagmeet Singh et le bloquiste Yves-François Blanchet tenteront de leur côté de maintenir leurs acquis et trouver une place dans le débat.