Ce dimanche 15 mai, se tiennent les élections législatives libanaises. Alors que le régime politique du pays subit une crise profonde depuis plusieurs années, les mouvements contestataires tentent toujours difficilement de trouver leur place.
«
On est coincé dans un système qui ne fonctionne plus, tout le monde le reconnait. Mais en même temps, les conditions d’émergence d’une alternative ne sont pas encore réunies », diagnostique Sibylle Rizk. Elle est directrice des politiques publiques de Kulluna Irada, une organisation civique libanaise mobilisée pour la réforme politique, et correspondante de presse à Beyrouth.
C’est bien tout le paradoxe qui se profile pour les élections législatives prévues au Liban ce dimanche 15 mai. Embourbé dans une crise économique, sociale et politique depuis 2018, aggravée depuis deux ans, le pays ne parvient pas encore à renouveler son système. Et les contestations populaires, qui se sont renforcées depuis l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, ne se traduisent pas, pour l’instant, dans les urnes.
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Développement des mouvements contestataires
Les résultats prévus de ce scrutin soulèvent des interrogations sur les rééquilibrages à venir entre les forces politiques dominantes, par exemple sur le maintien de la domination du Hezbollah ou l’avenir du parti présidentiel chrétien du CPL. Mais au-delà de ces répartitions, c’est le régime même qui est questionné par certains mouvements contestataires.
On sait bien que ces élections ne vont pas changer le système, mais pour nous, c’est une arène pour le défier.
Petra Samaha, candidate pour le parti Citoyens et Citoyennes dans un Etat.
«
Plus de deux ans et demi après le début du mouvement de contestation populaire, un des enjeux de ce scrutin est de savoir si le pouvoir en place est ébranlé, si les mouvements de contestation vont réussir à l’affaiblir durablement. Mais la réponse préliminaire est déjà connue : le seul fait que le scrutin ait lieu est le signe du maintien du système. Même s’il est moribond, il tient encore », développe la directrice des politiques publiques. Elle redoute que les urnes puissent même légitimer ce pouvoir, qui n’est par essence «
pas démocratique ».
D’après Sibylle Rizk, les mouvements indépendants de contestation, qui ne souscrivent pas à la division traditionnelle du pouvoir au Liban, sont toutefois plus nombreux et plus visibles que lors des dernières échéances électorales. «
Ils occupent davantage la scène politique qu’avant », décrit-elle.
« Faire de la crise une opportunité »
Parmi les partis critiques de ce régime, beaucoup se développent à l’échelle locale. Certains proposent cependant un projet à dimension nationale, comme « Citoyens et Citoyennes dans un Etat », un mouvement progressiste qui présente une cinquantaine de candidats à travers le pays.
Son mot d’ordre consiste à «
faire de la crise une opportunité ». Petra Samaha, chercheuse, militante du parti depuis 2016 et candidate aux législatives, rajoute : «
les élections sont l'occasion de discuter de notre programme avec les gens, de le faire connaître à un public plus large. On sait bien que ces élections ne vont pas changer le système, mais pour nous, c’est une arène pour le défier ».
«
Nous ne demandons pas aux gens de vraiment abandonner leurs partis traditionnels, mais simplement de soutenir un programme qui pourrait nous sortir de cette crise », précise-t-elle.
Citoyens et citoyennes dans un Etat propose ainsi l’instauration d’un Etat civil et laïc au Liban, construit après une transition négociée sur 18 mois ou deux ans, en rupture avec la structuration communautaire actuelle du pouvoir. A partir de là, ils espèrent l’organisation d’autres élections, plus représentatives. Le mouvement évoque par ailleurs le développement d’une sécurité sociale universelle, la modification de la loi électorale, un code personnel unifié pour «
briser les affiliations sectaires », ou encore des logements abordables pour que les jeunes restent dans le pays.
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Pour cette dernière raison, Petra Samaha pense que le temps leur est compté : «
des milliers de personnes partent. Et si nous perdons les ressources humaines basiques, il ne restera plus rien dans ce pays ». Depuis le début de la crise économique, le pays connaît en effet
sa vague d’émigration la plus importante depuis la guerre civile en 1975.
Manque de moyens et divisions
Mais beaucoup d’obstacles freinent le développement de ces mouvements contestataires, malgré l’impasse politique dans le pays.
Par exemple, au Liban, les candidats doivent
payer pour mener leur campagne dans les médias. «
Les médias traditionnels travaillent contre nous. Non seulement ils ne nous donnent pas l'occasion d'être présents sur les plateaux, mais ils discutent aussi notre propre programme de manière trompeuse et contribuent à dénigrer ce que nous faisons », proteste Petra Samaha. Ce système est donc défavorable aux nouveaux partis, qui restent peu visibles pour le public.
Selon elle, le manque de moyens mine toute leur campagne, jusqu’à compromettre la présence de délégués mobilisés pour observer la légalité du processus électoral : les partis traditionnels ont les ressources pour les payer, tandis que les mouvements indépendants doivent compter sur des volontaires, forcément moins nombreux.
Par ailleurs, Sibylle Rizk juge que la dispersion de ces mouvements leur nuit aussi.
«
Le fait qu'il y ait des divisions, une sorte d'immaturité politique, ne favorise pas le vote contestataire sur une liste d'opposition identifiée comme telle. C'était la stratégie initialement présentée comme la meilleure, mais elle n'a pas abouti ».
Elle reste donc pessimiste sur la capacité de percée de ces partis, dans un contexte où «
les dés sont déjà pipés ». «
Le système électoral est taillé sur mesure pour la perpétuation du pouvoir communautaire. Dans quelle mesure un scrutin, qui est complètement biaisé dans sa structure, peut permettre l’émergence de mouvements critiques ? ». La loi électorale libanaise, jugée archaïque par beaucoup, répartit en effet les prérogatives politiques entre les différents groupes confessionnels du pays.
Un système en crise malgré tout
Dans ce cadre, les leviers dont disposent les partis traditionnels restent puissants.
«
Pour que le moindre besoin soit satisfait, il faut passer par des canaux clientélistes. Avec la crise et l'effondrement des institutions qui existaient, se mettre sous la protection d'un zaïm (leader politique local, NDLR)
devient encore plus vital qu'avant. Ce lien est un lien fonctionnel, pas uniquement d’adhésion politique », explique Sibylle Rizk.
Dans quelle mesure un scrutin, qui est complètement biaisé dans sa structure, peut permettre l’émergence de mouvements critiques ?
Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques de l'organisation Kulluna Irada.
Le système politique montre toutefois des signes de fragilité. L’ancien Premier ministre, Saad Hariri, boycotte les élections, alors que son bloc parlementaire représentait 18 députés sur 128. Sa décision perturbe la division habituelle du pouvoir et fragmente la communauté sunnite. «
Le retrait de cet acteur majeur déstabilise quelque peu le fonctionnement de ce système, et signifie qu’il est en crise, mais ne le remet pas en cause en lui-même », nuance Sibylle Rizk.
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Se pose aussi la question de l’abstention. Aux dernières élections, elle atteignait près de la moitié des inscrits. Mais ces taux ne prenaient pas en compte le fait qu’une grande partie des électeurs ont en réalité quitté le Liban. Pour ces élections, «
une démobilisation serait un signe défavorable pour le pouvoir en place. Mais c'est très difficile de savoir quelle part de l'abstention va être liée à des motifs économiques, et quelle part sera liée à un désaveu », anticipe Sibylle Rizk.
Les Libanais de la diaspora ont déjà pu se rendre aux urnes le 6 et le 8 mai. Alors qu’ils avaient majoritairement voté pour les forces au pouvoir lors des précédentes élections, leur vote représente cette fois-ci un espoir pour l’opposition. En particulier ceux qui ont quitté le pays depuis peu et ont le plus souffert de la crise, d’après Petra Samaha. Sibylle Rizk complète : «
beaucoup d’entre eux ont une volonté de revanche et de contestation ». Sans doute comme une grande partie de la population libanaise.