Embargo : en Russie et en Europe, les petits payent cher

Le 7 août 2014, la Russie fermait ses frontières à toute une série de producteurs venus d'Europe et des Etats-Unis, en représailles aux sanctions économiques des pays européens. Un an après, les consommateurs russes s'indignent et les petits producteurs européens accusent le coup. Analyse et témoignages.
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Guillaume Mathieu producteur touché par embargo russe
Guillaume Mathieu, dans son verger de Barry, dans le Tournaisis, en Belgique.
© Charlotte Legrand
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Avant l'embargo, la moitié des échanges commerciaux de la Russie se faisaient avec l'Europe. Un an après, non seulement la Russie maintient ses sanctions, mais elle enfonce le clou en détruisant des tonnes de produits européens importés illégalement. Des mesures choquantes pour la société civile et une partie de la classe politique, qui réclament que ces produits soient redistribués aux Russes vivant en situation de pauvreté.

Les Russes ont-ils les moyens de leurs sanctions ? Spécialiste de l'espace post-soviétique et éditrice du site Inside Russia and Eurasia (lien en anglais), Nina Bachkatov explique que l'impact de l'embargo en Russie n'a pas été celui que l'on attendait. Il est venu aggraver une situation qui existait déjà, en affectant davantage la qualité des produits disponibles sur le marché russe que la quantité ou la variété. Mais il a aussi réveillé l'esprit d'initiative et l'immense résilience des Russes. La rébellion attendue n'a pas eu lieu, d'autant que le pouvoir a su retourner la situation en sa faveur et se tourner subtilement vers le Moyen-Orient.

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Nina Bachkatov est l'invitée du 64' de TV5MONDE le 9 août 2015.


Les producteurs et agriculteurs européens, eux aussi, payent cher la dispute diplomatique, malgré les aides de Bruxelles et des campagnes ponctuelles, parfois humoristiques. Car les Russes ont, avec l'embargo, un outil très sérieux. "En 2013 le marché russe était le second marché d'exportations agricoles de l'Union Européenne après les Etats-Unis. Il représentait un dixième des exportations, soit près de 12 milliards de dollars. On estime que la moitié environ de ce total a été touchée par l'embargo de la Russie," explique Julien Vercueil, maître de conférences en sciences économiques à l'Institut National des Langues et Civilisations orientales. 

Les mois qui ont suivi la rupture des liens commerciaux ont été catastrophiques dans les secteurs qui avaient développé les courants d'échanges les plus importants avec la Russie dans les productions visées par l'embargo qui, rappelle Julien Vercueil, "ne touche pas le vin. En valeur absolue, ce sont les fruits et légumes, viandes (poulet, boeuf, porc) qui ont subi les plus fortes pertes. En proportion des montants exportés, c'est le fromage, certains produits laitiers, et les légumes qui ont été les plus touchés."

Quels sont les pays les plus touchés par l'embargo russe ?

Les pays les plus touchés dans leur commerce agricole ont été la Lituanie, la Finlande, la Pologne et le Danemark. Mais les deux autres pays baltes, certes moins spécialisés que la Lituanie dans l'agriculture, ainsi que la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie ont également été affectés.

Au total, avec les grands exportateurs classiques que sont la France, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie et l'Espagne, plus d'une douzaine de pays ont subi les effets de l'embargo russe. Les autres secteurs potentiellement touchés (logistique, transformation) sont en train de réajuster leur organisation à la nouvelle situation, mais l'incertitude sur la durée de cet embargo restant très élevée, il est donc difficile aux acteurs de ces filières de prendre des décisions pour l'avenir. (Julien Vercueil)

L'embargo a frappé les producteurs en plein été, autrement dit en pleines récoltes de fruits et légumes, qui sont des produits périssables : "L'augmentation brutale de stocks d'invendus pour ce type de produits a pratiquement signifié leur destruction, car l'effet de choc de cette décision politique n'a pu être anticipé, ni amorti. Avec le temps, des routes et solutions de substitution ont pu être organisées, mais l'effet de pression à la baisse sur les prix et les marges est resté sensible dans de nombreux sous-secteurs", explique Julien Vercueil.

En Belgique, nos partenaires de la RTBF ont rencontré un producteur de poires du Tournaisis, Guillaume Mahieu. Voici encore un an, près de 90 % de sa production était destinée à la Russie. Aujourd'hui, son entreprise, les Vergers de Barry, est toujours debout. Mais au prix de très gros efforts.

Barry, verger belge
A Barry, 16 hectares de poires et 1 hectare et demi de pommes (bio)
© Charlotte Legrand

Guilaume Mathieu répond aux questions de Charlotte Legrand :

Début août, l'année dernière, vous n'imaginiez pas du tout ce qui allait se produire... Vous vous attendiez même à faire la récolte du siècle ?
"Tout à fait ! Il y avait tellement de fruits sur les arbres. C'était l'année où je pensais reprendre l'affaire familiale, justement, j'espérais faire ma première bonne récolte, mettre suffisamment d'argent de côté pour faire des investissements".

Et patatras. Vu l'embargo, et la chute de la demande, vous n'avez même pas récolté tous les fruits...
"Non. C'était le conseil qu'on nous donnait au niveau européen, d'ailleurs. Un cinquième, un sixième de la récolte, est resté sur les arbres. Nous n'avions pas le choix. Les frigos étaient pleins. Il aurait fallu louer un frigo de plus, ça coûte de l'argent aussi... Bref, on en a laissés".

La clientèle russe représentait jusque là quelle part de vos acheteurs ?
C'est difficile à dire. Mais si on compte tout ce qui aboutissait en Russie, donc même les producteurs hollandais, qui achetaient chez nous pour le marché russe, on arrive à presque 90 % !"

A l'automne, qu'avez-vous fait ?
"Il n'y avait plus aucune demande. Rien. On a essayé, essayé... en France, notamment. Mais avec leur protectionnisme, ça n'a pas marché. Donc on a dû chercher des clients. La situation ne s'est débloquée qu'après les fêtes. En janvier, d'abord des clients "historiques" nous ont fait plaisir. Ils ne comptaient pas acheter, mais ils ont acheté des poires pour nous aider. Ensuite, de nouveaux clients sont arrivés. C'était très étonnant de recevoir des demandes de très loin. De Libye, de Tunisie parfois... Preuve que de la demande, il y en avait toujours! Evidemment, pour des poires à prix très bas..."

Et vous avez tout vendu ?
"Oui, tout! On n'a pas réfléchi, sans savoir comment ça allait évoluer... Pour finalement se retrouver dans une situation assez paradoxale, en février - mars. On nous demandait encore des poires et nous n'en avions plus ! Si nous avions eu celles qui étaient restées sur les arbres...Mais bon ! ce qui est fait est fait. Quand les prix des poires sont remontés, nous n'avions plus de fruits".

Quel bilan financier tirez-vous de l'année écoulée ?
"Question chiffre d'affaires, on a fait presque la même chose qu'en 2013. Avec trois fois plus de fruits sur les arbres, à la base... Et 2013 était une mauvaise récolte. Donc cela fait deux ans que c'est difficile financièrement. Mais on ne se plaint pas, car certains ont fait faillite. Et pas que des petits ! Souvent des gros producteurs, justement, dont on pensait qu'ils allaient survivre, car ils avaient plus de réserve. Peut-être à cause des investissements à assumer... De notre côté, on en est au stade où mon père est en fin de carrière. Donc les investissements vont seulement arriver. Ca nous a peut-être sauvé ?"

Vous allez donc reprendre ?
"Mes projets de reprise ont été différés d'un an. Il faut que les banques suivent, c'est toujours le problème...Cette année, vous pensez bien qu'il n'y a eu aucun investissement. Et question main-d'œuvre, on a limité les dépenses aussi. Donc nous avons dû travailler deux fois plus ! On termine sur les genoux, alors que la saison va seulement commencer. Et dans les mêmes conditions vu qu'il y a toujours un embargo, et que les prix sont bas".

Et qu'en est-il de la vente directe ?
"On a vu, effectivement, des particuliers venir nous acheter nos fruits, pour nous soutenir. Mais la vente directe fonctionne beaucoup mieux pour les pommes ! Chez nous, il faut compter 5 kilos de pommes vendues directement au consommateur, pour un kilo de poires. Dans le verger, nous avons décidé de supprimer un hectare de poiriers pour y planter des pommiers. L'avantage des pommes, c'est que s'il y a des excédents, on peut aussi en faire facilement du jus. Le jus de poires se vend beaucoup moins bien".

Comment s'annonce la récolte dans le verger ? Satisfait des poires sur les
arbres ?

"Oui, ça, on est content ! Il y en a moins que l'an dernier. Ce n'est pas grave. Le principal, c'est que les fruits sont beaux. On a eu peur avec la chaleur en juillet, mais le calibre, la forme des poires, leur peau... tout va bien! Cela va peut-être tirer un peu les prix vers le haut".

Et les pommes ?
"Ah de ce côté, c'est autre chose. Elles ont beaucoup souffert de la chaleur et présentent beaucoup de 'coups de soleil'. Nous avons dû en faire tomber 30%, pour ne pas que la pourriture contamine les autres pommes de l'arbre. Les coups de soleil, tous les producteurs de fruits connaissent le problème, mais cette année il semble qu'il y en ait plus que d'habitude !"

Que fait l'Union Européenne ?

Très tôt, l'UE a été  interpellée par les syndicats de producteurs agricoles à propos des conséquences de l'embargo russe sur leur situation financière. Dans une certaine mesure, l'Union européenne a accepté de retirer les stocks de produits en excédent du marché européen et de compenser les pertes des agriculteurs. En concertation, les ministères de l'agriculture nationaux ont pris leurs propres mesures.

Aujourd'hui, il s'agit d'aider les producteurs et exportateurs à imaginer et mettre en oeuvre des solutions de substitution : transformation des produits concernés - car l'embargo ne concerne pas les produits transformés - ou nouvelles routes d'exportation vers d'autres destinations.
(Julien Vercueil)