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A l’invitation d’Emmanuel Macron, et avant la réunion traditionnelle de la finance à Davos (Suisse), 140 dirigeants de grandes entreprises du monde entier étaient réunis ce 22 janvier au palais de Versailles. Thème du « sommet » : défendre l’attractivité de la France, qui est "de retour". Il s'est déroulé à huis clos et en anglais, et c'est dans cette langue que le chef de l'Etat a prononcé son discours.
C'est une première à plus d’un titre : de Facebook à Goldman Sachs, de Coca-Cola à Google, de Rolls Royce à Alibaba, 140 patrons de multinationales françaises et étrangères reçus sous les ors du château de Versailles.
Le « sommet »se nomme Choose France (« choisir la France »). Une grande partie du gouvernement y participe. Maître des lieux et grand ordonnateur, Emmanuel Macron.
Malgré l’éclat d’un palais décidément prisé du jeune président, son choix reste finalement moins transgressif qu’il n’y parait.
Versailles avait été bâti, entre autres, pour célébrer à la face du monde le rayonnement solaire d’un Louis XIV qui se voulait aussi incarnation du Royaume.
C’était déjà de la communication. Même si l’on ne sait plus très bien qui s’incline devant qui, Emmanuel Macron s’inscrit d’une certaine manière dans la suite de son illustre et lointain prédécesseur.
Plus en rupture est le choix à la fois pratique et symbolique du nouveau chef de l'Etat de délivrer à ses hôtes – de multiples pays - son important discours en anglais.
Si la haute diplomatie dicte bien des échanges de politesses, il est pour le moins inhabituel sinon inédit qu’un président de la République française s'exprime longuement, sur le fond, dans l’exercice de ses fonction et dans le palais officiel le plus célèbre du monde, dans une langue étrangère .
Outre une idée peut-être différente de leur rôle voire de la France, ses prédécesseurs ne disposaient pas tous, il est vrai, des facilités linguistiques de l’ancien banquier. De Gaulle ou Mitterrand n’y auraient pas même pensé. Leurs successeurs n’auraient pas osé, pas voulu … ou pas pu.
Prompt à mesurer les qualités d’un homme politique à son degré d’anglo-saxonisation indicateur de progrès et lui-même souvent élevé dans les grandes écoles internationales, le microcosme politico-journalistique s’était abondamment moqué des précédents présidents français pour leur piètre niveau en la matière, voire pour leur accent.
Recevant à New York le Prix de l’Homme d’État mondial de l’année 2016 – distinction que la suite des événements a un peu fait oublier - François Hollande avait essuyé des ricanements des deux côtés de l’Atlantique pour sa prestation pourtant pleine d’entrain.
Nicolas Sarkozy président n’excellait pas beaucoup plus en la matière, malgré de considérables efforts. Au début de son quinquennat, il avait sagement renoncé à s’exprimer en anglais devant le parlement britannique.
Recevant en 2010 Hillary Clinton à l’Élysée sous la pluie, il avait mélangé les mots time et weather et s’était désolé de l’heure au lieu du temps (« sorry for the time »).
Revenu dans l’opposition et à des activités privées internationales, il avait pris beaucoup de cours et sensiblement progressé, pas suffisamment toutefois pour convaincre ses impitoyables censeurs.
A l’inverse, Jacques Chirac, qui avait étudié aux États-Unis, maîtrisait bien la langue de Shakespeare et Margaret Thatcher. Il avait accordé en 1998 une longue interview en anglais à la BBC sur les institutions européennes, le Royaume-Uni entamant sa présidence de l’Union.
Sa prestation anglophone la plus internationalement célèbre reste néanmoins son coup de colère, deux ans plus tôt, contre les services de sécurité israéliens qui le harcelaient lors d’une visite à Jérusalem.
Jacques Chirac, pourtant, refusait de céder aux mode et pression anglophones et défendait avec une vigueur sincère la francophonie ou simplement la langue française.
Il avait à Bruxelles claqué la porte du Conseil européen pour protester contre le discours que prononçait en anglais Ernest-Antoine Seillière, représentant du patronat français et président de l'Union des industries européennes.
S’en expliquant un peu plus tard, il s’était dit « profondément choqué » de ce qu'il considérait comme une trahison : « La France a un grand respect pour sa langue. Elle se bat depuis longtemps pour affirmer la présence du français » aux Jeux olympiques, au sein de l'Union européenne et à l'Onu, s’indignait-il.
On n’en est plus là. Quelques années après ces épisodes, les Parisiens voyaient s’étaler sur la Tour Eiffel la devise choisie des Jeux Olympiques de 2024 enfin attribués à leur ville : « made for sharing » (« fait pour partager », formule, comme l’a remarqué l’Académie française, empruntée à une marque de pizza).
A la faveur du Brexit, et pour attirer vers la capitale française les établissements financiers susceptibles de migration, classe politique et collectivités territoriales rivalisent d’intentions fiscales, sociales ... et aussi de promesses de « bilinguisme ».
Et tandis que la francophonie connaît de lourdes interrogations et que les Alliances françaises sont menacées dans leur existence, dans les murs d'un palais où joua Molière, l'événement des Global leaders intitulé comme par dérision Choose France vient confirmer – à huis clos – l'adoption au sommet de l'Etat d’un anglais en voie d'officialisation nationale.
Ironique revanche sur un Grand siècle qui lui préférait, après le français, l’italien ou l’espagnol.
Ses participants comblés s'envoleront dans la foulée pour la célébration annuelle de la finance à Davos, où ce que l'on a nommé la « langue des maîtres » est nativement vernaculaire. Le Conseil des ministres de la République, auparavant, se tiendra dans un dialecte ethnique encore pratiqué de façon résiduelle : le français.