En Afghanistan, "les Américains ont créé un pays sur une identité nationale qui n'existe pas"

Ce 31 août 2021, les derniers soldats américains ont quitté l'Afghanistan. Qu'ont laissé les Américains aux Afghans après vingt ans de présence ? Entretien avec Victoria C. Fontan, vice-présidente aux études et à la recherche à l'Université Américaine d'Afghanistan à Kaboul, enseignante d'études sur la paix et les conflits. 
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Des familles évacuées depuis Kaboul, en Afghanistan, traversent un terminal pour monter à bord d'un bus après leur arrivée à l'aéroport international de Washington Dulles, à Chantilly, en Virginie, le mardi 31 août 2021.
AP/Gemunu Amarasinghe
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TV5MONDE : Quelle a été la stratégie américaine en arrivant en Afghanistan ?

Victoria C. Fontan : Les Américains étaient vraiment dans une stratégie de « Nation building » c’est-à-dire de construction d’une nation. Pour recréer un État de zéro, il faut une Constitution. Elle a été établie en 2004. C’est une Constitution basée sur celle de 1964, laquelle était une Constitution pour la République Islamique, avec beaucoup d’institutions d’État laïques et sur base religieuse par rapport à l’individu. Les ministères et l’exécutif étaient extrêmement centralisés. Je dirais que c’est peut-être là que le problème s’est révélé dès le départ. Nous avions un État extrêmement centralisé basé sur une structure plurielle, éthnicisée. Il n’y avait pas d’allégeance à la Nation dès le départ. Les Américains ont créé un pays qui s’appelle l’Afghanistan, sur une identité nationale qui n’existe pas, avec des allégeances ethniques. 

Peut-on comparer l’Afghanistan à une coquille vide ?

Au niveau institutionnel, c’est une coquille vide. On l’a vu récemment avec la désintégration de l’armée afghane, sans commandant en chef pour qui se battre. Le président Ashraf Ghani n’avait pas l’âme d’un chef national. C’était un pion qui avait été choisi pour son appartenance à l’ethnie pachtoune, bien qu’il n’ait jamais eu le soutien de tous les Pachtounes. Les institutions, créées de toutes pièces, n’ont pas pu cristalliser parce qu’il n’y avait pas d’Etat central, ni de chef charismatique derrière. 

Sans la venue des Américains et leur ingérence dans les affaires du pays, à quoi ressemblerait l’Afghanistan aujourd’hui ? 

Ce serait un État fédéral, établi de manière similaire à l’Irak, avec un État central et le Kurdistan irakien. Le pays aurait été plus morcelé, comme un États-Unis à moindre échelle. C’est un État qui avait vocation à exister de par ses différentes appartenances ethniques et pas nécessairement à travers une entité centrale. 

L’État aurait-il était plus fort que ce qu’il est maintenant ? 

Oui, il serait un peu les États-Unis d’Afghanistan, qui auraient leur autonomie et se laisseraient exister les uns les autres, tout en sachant qu’ils sont dans le même bateau. 



Les Taliban se sont mis dans un guêpier : ils ont gagné trop vite, ils n’étaient pas prêts et la population s'attend à des services qu’ils ne sont pas prêts à assurer.

Victoria C. Fontan, vice-présidente aux études et à la recherche à l'Université Américaine d'Afghanistan à Kaboul, enseignante d'études sur la paix et les conflits. 

Pourquoi les Talibans se sont-ils démultipliés depuis l’arrivée des Américains ? 

Les Talibans étaient assez affaiblis à l’arrivée des Américains. Cet affaiblissement s’est amoindri et les Talibans se sont renforcés en opposition à cette occupation américaine. Elle faisait de plus en plus de dommages collatéraux, tout comme l’Etat afghan qui lui même était dans une certaine dynamique de répression de la population. Fatalement - comme lors de l’arrivée des Talibans en 1996 en opposition à tous ces seigneurs de guerre en conflit pour la domination de Kaboul et d’autres parties du pays - les Talibans se sont introduits grâce à l’appel d’air créé par la guerre de contre-insurrection des Américains.

Il faut savoir qu’en 2019, la majorité des dommages collatéraux étaient occasionnés par les frappes de la coalition et du gouvernement afghan. Le gouvernement, dans la première moitié de l’année, et les Talibans, dans la deuxième moitié de l’année, se sont arrachés le palmarès des victimes collatérales. 

  • (Re)voir - Les Américains quittent Kaboul : 
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Que reste-t-il des institutions en Afghanistan à ce jour ? 

Les institutions actuelles se sont complètement évaporées en l’espace d’une à deux semaines. C’est la problématique du gouvernement taliban qui espère émerger dans les prochains jours. Le porte-parole du mouvement demandait il y a quelques jours aux têtes pensantes de rester dans le pays pour les aider à rétablir les fonctions de l’État et reconstruire le pays.

Les Talibans savent qu’ils n’ont pas les capacités et le personnel spécialisé capable de gouverner l’Afghanistan. Ils gouvernent par la peur, la répression et l’intimidation, tout en demandant aux Afghans de retourner à leur poste et de les aider à gouverner le pays. 

À quel État peut-on s’attendre dans les mois à venir ?

On ne peut s’attendre à rien, ce sont des gens sans éducation ni formation. Les Talibans se sont mis dans un guêpier : ils ont gagné trop vite, ils n’étaient pas prêts et la population s'attend à des services qu’ils ne sont pas prêts à assurer. Là est l’enjeu. C’est pour cela qu’ils gardent la population sous cloche et sous domination.

Avec l’arrivée des Américains en 2001, la population a démultiplié à Kaboul. Pourquoi ? 

Il y a eu énormément de répression dans les zones rurales, non seulement de la part du gouvernement afghan qui commandait des frappes aériennes à tout va, mais aussi de la part des Talibans qui leurs reprochaient leur alliance avec le gouvernement central. Les populations ont été prises en étau. Beaucoup ont migré à Kaboul pour avoir une certaine sécurité, plus d’opportunités économiques et un accès à l’éducation. 

Lire : Afghanistan : que va devenir l'aéroport de Kaboul après le départ des forces américaines, le 31 août ?

L’échec américain en Afghanistan n’est-il pas surtout structurel ? 

C’est un échec structurel mais également social, parce qu’il n’y avait que les élites sponsorisées par les États-Unis et le gouvernement qui ont pu sortir leur épingles du jeu ces dernières années. Pour moi, c’est un échec retentissant à tous les niveaux. Du jour au lendemain, Kaboul est tombée. Après deux mille milliards de dollars d’investissements américains, le gouvernement afghan a chuté et son président a fui.



Les Talibans ont voulu prendre un pays, mais en s’en emparant de cette façon, ils se retrouvent sans rien.

Victoria C. Fontan, vice-présidente aux études et à la recherche à l'Université Américaine d'Afghanistan à Kaboul, enseignante d'études sur la paix et les conflits. 

De quelles infrastructures vont bénéficier les Afghans après 20 ans de présence américaine ? 

En terme d’éducation supérieure, on ne sait pas ce qu’il va advenir des programmes, à mon avis ils vont tous changer. Peut-être vont-ils garder les structures d’accréditation. En ce qui concerne le corps enseignant, ils sont déjà tous partis où ils ont trop peur pour enseigner. Même le chancelier de l’université de Kaboul nous a demandé de l’aide pour partir du pays. Au niveau des institutions, elles sont toujours là mais ce sont des coquilles vides. Au niveau de l’armée, il n’y a plus rien non plus. Certes les talibans ont accès à énormément de matériel, dont celui laissé par les Américains sur place. Au niveau des ministères, personne n’est plus là pour travailler bien que les Talibans aient demandé aux travailleurs de rester à leurs postes. Les gens ayant le plus de qualifications sont tous partis.

C’est comme dans n’importe quelle entreprise qui met la clef sous la porte : tous les bons partent travailler ailleurs et ceux qui restent sont les gens qui ont le moins de qualifications et de valeur marchande. Je ne sais pas ce qu’il reste pour reconstruire le pays. L’économie est à l’arrêt et aucune institution banquière ne reconnait l’Afghanistan. Tous nos avoirs sont gelés. Les Talibans ont voulu prendre un pays, mais en s’en emparant de cette façon, ils se retrouvent sans rien. Bonne chance à eux et malheureusement bonne chance aux Afghans. C’est fini.
 

Si l’on se met dans cette position néocolonialiste d’être l’État parent d’un autre pays, on ne s’arrête pas, on termine.

Victoria C. Fontan, vice-présidente aux études et à la recherche à l'Université Américaine d'Afghanistan à Kaboul, enseignante d'études sur la paix et les conflits. 

Re(voir) - Afghanistan : fin des évacuations, les contacts sur place "complètement désespérés"

Quelle leçon doit tirer la communauté internationale de cette guerre de 20 ans ? 

Les guerres de contre insurrection ne peuvent mener à la construction d’une nouvelle nation. Finalement, Joe Biden avait raison. On ne pouvait pas gagner avec cette idée en tête. Mais il s’agit aussi d’aller au bout des choses lorsque l’on met le doigt dans l’engrenage.

Par exemple, les Américains sont encore en Allemagne depuis 1945. Cela ne veut pas dire que l’Allemagne va basculer du jour au lendemain. Mais cela veut dire que lorsque l’on s’engage dans une stratégie de « nation building », de construction d’une nation, on ne s’en sort jamais. On ne peut pas faire dans la demi-mesure. Soit nous nous engageons jusqu’au bout, soit pas du tout. Faire les choses à moitié ne sert non seulement à rien, mais en plus cela tue des soldats, étiole la confiance en l’Amérique et entache son autorité et son image, ses valeurs emblématiques. Autant ne pas s’engager, si vous ne pouvez pas finir le travail, tout en sachant qu’il ne sera jamais terminé. C’est comme être parent. Si l’on se met dans cette position néocolonialiste d’être l’État parent d’un autre pays, on ne s’arrête pas, on termine.