Fil d'Ariane
En Afghanistan, les derniers soldats américains auront tous quitté le territoire d’ici la fin du mois d’août 2021. Les talibans poursuivent de leur coté leur offensive et gagnent du terrain. L'administration américaine peut-elle rétablir la situation ? Réponse de Georges Lefeuvre chercheur associé à l’Iris et ancien conseiller politique de l'Union européenne au Pakistan. Entretien.
TV5MONDE : Le 25 juin dernier, Joe Biden recevait son homologue afghan, Ashraf Ghani, à la Maison Blanche, pour discuter de l’aspect sécuritaire en Afghanistan. À l’issue de l’entrevue, le président américain a assuré que le « soutien » américain au pouvoir central se poursuivrait. Quid de ce support ?
Georges Lefeuvre : Ce sont des paroles en l’air. En l’état actuel des choses, les États-Unis sont parfaitement incapables d’assurer la sécurité en Afghanistan. Ils ne peuvent absolument rien faire. Ils n’ont d’ailleurs même plus les moyens de tenir leurs engagements concernant l’accord bilatéral de sécurité (BAS) signé en septembre 2014. En l’état actuel des choses, le soutien se cantonne à un versement annuel de 3,2 milliards de dollars par an, ce qui n’est pas rien. Quand ils étaient aux affaires, l’aide oscillait entre 4,5 à 5 milliards de dollars par an. À cela, ils ont ajouté pouvoir continuer à former des cadres militaires, pas les troupes, et hors Afghanistan.
TV5MONDE : Qu’est-ce qui empêche une aide logistique et militaire sur le terrain ?
Georges Lefeuvre : Au début de la guerre en 2001, les Américains avaient un porte-avions à disposition dans l’Océan indien. Ils avaient également obtenu de pouvoir utiliser les bases aériennes de Manas au Kirghizistan, de Karchi en Ouzbékistan et de Jacobabad au Pakistan. Or, tous ont désormais dit non. Le Premier ministre pakistanais, Imran Khan, a d’ailleurs signé une tribune dans le Washington Post, le 21 juin, dans laquelle il s’est dit prêt à être un partenaire des Etats-Unis pour la paix en Afghanistan, tout en refusant d’héberger des troupes américaines.
Mais quoi qu’il en soit, même avec ces bases antérieures à disposition, les actions de terrain sont impossibles. Il n’y a plus de renseignement au sol. La lourdeur qui caractérise une intervention militaire ne convient pas du tout avec la légèreté et la rapidité avec laquelle les talibans ou autres peuvent agir.
L’accord de Doha n’est rien de moins qu’un retour des troupes aux conditions dictées par les talibans
Georges Lefeuvre, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l'Afghanistan
TV5MONDE : Comment expliquer cette « brusque décision », comme l’a qualifié Ashraf Ghani, de retirer les troupes américaines ?
Georges Lefeuvre : Les États-Unis ont été piégés par les talibans. Au moment où il négocie l’accord de Doha en 2018, Donald Trump était tellement pressé de ramener les boys (gars) à la maison avant l’échéance présidentielle, qu’il aurait signé n’importe quoi. Quand il décide, à ce moment, de rapatrier 7.000 hommes, les talibans comprennent que le rapport de force tourne en leur faveur. L’accord de Doha n’est rien de moins qu’un retour des troupes aux conditions dictées par les talibans. Eux n’ont jamais dit qu’ils allaient réduire les violences. Ils ont simplement prévenu qu’ils cesseraient les attaques contre les forces étrangères durant la période de départ. En réalité, ils n’ont jamais menti par rapport à leurs engagements.
La résolution n°2513 adoptée à l'unanimité des quinze membres de l'ONU [...], c'est là, la vraie défaite américaine
Georges Lefeuvre, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l'Afghanistan
TV5MONDE : N’y avait-il pas une possibilité de revenir sur les termes de l’accord ou en tout cas, d’en reconsidérer certaines dispositions ?
Georges Lefeuvre : Le 29 février 2020, l’accord de Doha est signé par les Américains et les talibans. Problème, personne n’a fait attention à une chose capitale. Le premier alinéa de la troisième partie de l’accord débute par : « Les Etats-Unis demanderont la reconnaissance et l’approbation au Conseil de sécurité des Nations unies pour cet accord. »
Le 10 mars, donc dix jours plus tard, la résolution n°2513 est adoptée à l’unanimité des quinze membres du Conseil de sécurité des Nations unies. Parmi eux, figurent bien sûr les cinq membres permanents, en premier desquels les États-Unis . C’est là, la vraie défaite américaine. La résolution fait loi. Les États-Unis ne pouvaient pas se déjuger deux fois. Et comme le calendrier, dont la date de retrait des troupes, est inscrit dans l’accord de Doha, ils n’avaient plus qu’à s’y conformer. C’est l’impotence politique totale des États-Unis et de l’Otan (ndlr : Organisation du traité de l’Atlantique nord).
Lorsque Joe Biden est intronisé, début 2021, il déclare, en substance, qu’il va essayer de reconsidérer les termes de l’accord et que lui ne l’aurait sans doute pas ratifié en ces conditions. Mais après le double engagement américain, c’était trop tard. Il a seulement obtenu un délai de cinq mois, jusqu’au 11 septembre, pour rapatrier l’ensemble des troupes.
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TV5MONDE : Le 4 août, les talibans ont revendiqué l’attaque ayant visé, la veille, le ministre de la Défense à Kaboul. Huit civils ont succombé, auxquels s’ajoutent une vingtaine de blessés. La capitale est-elle sur le point de tomber ?
Georges Lefeuvre : Les talibans procèdent comme leurs prédécesseurs en 1994 et les moudjahidines durant l’occupation soviétique, en prenant d’abord les campagnes. Mais désormais, ils sont tellement avancés que l’on va entrer dans une période où les villes vont tomber les unes derrière les autres.
En ce qui concerne Kaboul, c’est différent. Aujourd’hui, elle abrite cinq millions d’habitants dont les deux tiers sont des gens jeunes qui aspirent à la modernité. Ils ont fait des études, communiquent sur les réseaux sociaux, ont accès à des médias modernes et performants. Ce n’est pas une ville qui va tomber aussi facilement que cela.
(Re)lire : Afghanistan : le président impute la dégradation militaire du pays au retrait "brusque" des États-Unis
Aussi, si la situation tourne de telle manière que le gouvernement Ghani tombe, cela ne voudra pas dire que les talibans auront réussi à prendre la capitale. Il se peut qu’il y ait un creux entre le moment de la chute du régime et la prise de Kaboul par les talibans. Auquel cas, la situation deviendrait extrêmement grave car Daech, ennemi juré des talibans, s’engouffrerait dans la brèche. Ses combattants feraient régner la terreur tandis que les vieux seigneurs de guerre auront formé leurs milices. Le pays pourrait alors basculer dans la guerre civile.
(Re)voir : Quel avenir pour l'Afghanistan : "le drame des civils afghans dure depuis vingt ans"