En Afrique, la Russie mène une guerre "pas contre des ennemis, mais pour s’implanter"

Base militaire, vente d'armes, présence de mercenaires... Depuis quelques années, la Russie s’applique à étendre sa présence sur le continent africain. Marc Lavergne, directeur émérite de recherches au CNRS et spécialiste de la Corne de l’Afrique décrypte cette politique d’influence qui devrait s’intensifier dans les prochaines années. Entretien. 
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Poutine Obiang
Vladimir Poutine et Teodoro Obiang, président de la Guinée équatoriale le 24 octobre 2019 lors du sommet Afrique-Russie à Sotchi, en Russie. 
Valery Sharifulin / AP
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TV5MONDE : l’influence soviétique en Afrique ne date pas d’hier. Comment s’est-elle formée initialement ?

Marc Lavergne, directeur émérite de recherches au CNRS : Tout simplement parce que le monde était partagé en deux, et les pays qui luttaient pour leur indépendance à l’époque ont été soutenus par l’Union soviétique. C’est le cas notamment des anciennes colonies portugaises, qui n’ont été libérées qu’après la révolution des Oeillets : l’Angola, le Mozambique, la Guinée Bissau… 
Il y a de nouveau un "scramble for Africa", c’est-à-dire une compétition de grandes puissances pour avoir accès aux ressources de l'Afrique.
Tous ces pays étaient soutenus par le bloc de l’Est, pas seulement l’Union soviétique, dans une logique bloc de l’Est contre bloc de l’Ouest de part et d’autre du rideau de fer. Et ce soutien a duré jusqu’à la chute de l’URSS, en 1991. 

TV5MONDE : comment la Russie reconstruit-elle cette influence aujourd’hui ? 

Marc Lavergne : Elle le fait sous un angle un peu différent. Il y a de nouveau un "scramble for Africa", c’est-à-dire une compétition de grandes puissances pour avoir accès aux ressources de l'Afrique. Et il ne faut pas oublier que la Russie est dirigée par des oligarques, qui cherchent à accéder à des matières premières (or, diamant etc.), parce que le pays n’a pas l’infrastructure industrielle pour exploiter des mines et transformer des minerais par exemple. 

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Mais la Russie opère dans une logique très différente de celle des autres grandes puissances. Il n’y a pas ce qu’on peut voir avec la Chine, qui cherche des matières premières, mais veut aussi vendre et fabriquer des objets sur le continent. La stratégie russe est aussi différente de celles des vieilles puissances coloniales comme la France, qui essaie de garder une influence politique, économique… Ce que la Russie cherche en Afrique relève plutôt du politique. C’est là qu’interviennent des entités comme le groupe Wagner. 

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Ce faux-nez de l’armée russe recrute des mercenaires, encadrés par des membres du FSB ou des officiers à la retraite, et ces mercenaires sont autorisés à se payer sur la bête. Wagner, c’est la guerre bon marché, sous les radars, où la Russie s'affranchit de toutes les règles de la guerre, de la convention de Genève.
Wagner, c’est la guerre bon marché, sous les radars, où la Russie s'affranchit de toutes les règles
C'est une guerre non pas contre des ennemis, mais pour s’implanter dans des pays où la Russie n’a pas la possibilité de déployer des réseaux commerciaux. C’est le cas par exemple de la Centrafrique, où le président Faustin-Archange Touadéra ne peut compter sur personne dans son propre pays pour le protéger. Avec Wagner, la Russie sait rendre ce genre de service. 

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TV5MONDE : avoir de l’influence en Centrafrique est un enjeu important pour la Russie ? 

Marc Lavergne : Je crois que la Centrafrique est en première ligne. C’est un pays qui permettrait à la Russie de rayonner tout autour, aussi bien vers la République démocratique du Congo que vers l’Afrique de l’Est ou de l’Ouest… C’est une position stratégique, avec de de l’uranium, des diamants, c’est-à-dire des matériaux qui sont faciles à exporter. 

C’est aussi un pays extrêmement mal géré, sans infrastructures, avec une population inégalement répartie sur le territoire et désunie. C’est donc une implantation facile pour la Russie, particulièrement après l’échec de Sangaris et de la Minusca. Les Russes ont compris qu’il y avait là un ventre mou, et ils se sont installés à la place de la communauté internationale, discrètement. 

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De là, ils se sont implantés en Libye, puis ils ont déployé Wagner au Darfour, où ils oeuvrent avec Mohamed Hamdan Dogolo, chef des milices locales, qui exploite clandestinement des mines d’or, fait du trafic de migrants, de la contrebande, et qui est devenu l’homme fort de Khartoum aujourd’hui. 

TV5MONDE : l’implantation d’une base militaire au Soudan est-elle la prochaine étape de l’expansion russe en Afrique ? 

Marc Lavergne : Dès qu’on parle de base militaire ou navale, il y a des crispations. Mais même si la Russie n’est pas nouvelle sur la Mer Rouge, tout le monde ne soutient pas ce projet. L’Égypte est inquiète de voir la Russie s’implanter au Soudan, idem pour l’Arabie saoudite, en face. Même le Soudan n’est pas forcément pour accueillir cette base, parce que le pays est tout de même dans la main des Américains. Mais comme les bases militaires françaises au Qatar, ou à Abu Dhabi, personne ne compte dessus, c’est juste symbolique. 

TV5MONDE : que peut-on attendre de la Russie pour la suite alors ? 

Marc Lavergne : Je pense que la Russie va tenter d’accélérer son implantation, car il y a des places à prendre, notamment parce qu’il y a un rejet des vieilles puissances comme la France. Mais aujourd’hui, je vois un capitalisme africain qui se développe à vitesse grand V et beaucoup des anciens dirigeants qui sont en train de disparaître, au Gabon, au Cameroun... 
"La Russie aura du mal à s’établir comme une puissance industrielle pouvant offrir des choses adaptées aux besoins des Africains"
Il y a une nouvelle génération, qui va ouvrir les portes de l’Afrique en grand. Aux Russes ? Pourquoi pas, à condition que les Russes aient quelque chose à proposer. À mon sens, la Russie aura du mal à s’établir comme une puissance industrielle pouvant offrir des choses adaptées aux besoins des Africains, et elle n’a pas la même culture commerciale que la Chine. Elle risque donc de se trouver face à ses propres limites.