En Argentine, «plutôt mourir que d'abandonner la viande rouge»

Le verdict de l’OMS sur la viande rouge est-il en train d'affoler la planète ? C'est surtout en Europe et dans les deux Amériques, principaux consommateurs et producteurs que les réactions sont les plus fortes. Revue de presse internationale.
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«Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend, s’assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité: le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois; on imagine bien l’ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d’origine et sa plasticité […] Manger du bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale.»

Ce texte célèbre que Roland Barthes consacrait, dans les années 1950, au mythe français du bifteck et des frites résonnait sans doute dans la tête de bien des observateurs francophones qui se sont penchés sur cette information tonitruante de l’OMS publiée ce lundi 26 octobre 2015: l’abus de viande transformée et de viande dite rouge pourrait constituer un risque pour la santé.

tournedos

Le CIRC de Lyon, cible des industriels

Est-il besoin de dire que cette info, dont les grandes lignes avaient commencé à fuiter vendredi de la semaine dernière déjà, a provoqué un séisme dans les rédactions, tout autour du monde.
Et c’est, ironie du sort pour Lyon, la capitale française de la cochonnaille et de la viande transformée, d’une agence de l’OMS précisément basée dans cette ville, que la nouvelle arrive: le CIRC.

Stéphane Foucart, journaliste au Monde, observe: «Mieux vaut avoir le cuir épais. En classant la viande rouge et les produits carnés transformés comme «cancérogènes probables» (groupe 2A) et «cancérogènes» (groupe 1), le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) va s’exposer aux critiques virulentes de l’industrie agroalimentaire et de l’ensemble des filières de production animale. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas attendu l’annonce du CIRC, lundi 26 octobre, pour allumer des contre-feux. Dès le 23 octobre, un communiqué de l’Institut nord-américain de la viande accusait le CIRC de «défier à la fois le sens commun et des dizaines d’études ne montrant aucune corrélation entre la viande et le cancer».

Le journaliste pointe le fait que l’agence est à tous les coups ciblée par les industriels dont ses rapports menacent le modèle d’affaires: «Le CIRC est accoutumé aux attaques sur l’intégrité de son travail. En mars, l’annonce du classement comme «cancérogène probable» du glyphosate, le pesticide le plus utilisé au monde, avait déchaîné les foudres de Monsanto. Dans un communiqué, la société agrochimique américaine avait qualifié l’avis du CIRC comme relevant d’une «science pourrie» et demandé à Margaret Chan, la directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – à laquelle est affilié le CIRC –, de faire «rectifier» cette décision…»
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Le tabac provoque onze fois plus de décès

Notons en passant que la couverture de l’événement par le journal Le Monde est un intéressant cas de figure illustrant la diversité des opinions et des mises en perspective sur un sujet qui excite les passions et les points de vue.

Tandis donc que Stéphane Foucart concentre sa lorgnette sur Lyon et le CIRC, que Paul Benkimoun, le spécialiste médical, se penche sur le décryptage en soi de l’étude et de ses implications en matière de santé publique, l’équipe de «Décodeurs» sème le trouble en se permettant une perspective que d’aucuns jugeront presque hérétique. Ils titrent en effet: «Le tabac provoque 11 fois plus de décès que la viande» et balancent une unique infographie qui décline les décès (on imagine au niveau mondial, l’infographie ne le dit pas) imputés au tabac (1 million de décès), à l’alcool (600 000), à la pollution atmosphérique (200 000), à la viande rouge (50 000), à la viande transformée (34 000). Mission à Angela Bolis de réaliser une synthèse quasi hollandienne: «Les Français ont de moins en moins d’appétit pour la viande.» L’Europe aussi d’ailleurs. Bref, avec ou sans étude supplémentaire qui viendrait enfoncer plus encore la filière de la viande, c’est le désamour progressif, mais certain. La faute au prix, la faute au scandale de maltraitance animale, la faute à l’évolution philosophique que montrent les jeunes générations à l’endroit des animaux, et en particulier ceux de boucherie.

Mais qui mange encore de la viande?

Même chanson au Figaro, qui titre: «Qui mange encore de la viande en France?» Tandis que du côté des Anglo-Saxons, CNN semble comme avoir déjà tourné la page d’une consommation monomaniaque de viande rouge et de charcuterie, qui propose: «L’autre bénéfice de manger moins de viande rouge», accompagné d’une photo vert pétant d’un immense brocoli narguant les carnivores.

L’Argentine s’étrangle

Au Guardian, on n’a pas oublié la guerre des Malouines et l’on s’étend avec gourmandise sur la réaction outrée des Argentins à l’annonce des conclusions de l’OMS: «L’Argentine réagit au rapport liant la viande au cancer: «Je préfère mourir que d’abandonner la viande.»

Et puis il y a, surtout dans l’univers anglophone, ceux qui sortent toutes les ressources de la logique formelle et de l’analyse métatextuelle, pour bien expliquer que l’étude de l’OMS est une étude d’études, et en aucun cas une étude directe établissant un principe de causalité: c’est le cas de The Atlantic qui explique pourquoi on doit bien comprendre cette nuance avant de se lancer dans une condamnation sans nuance de la consommation de viande.

Le hashtag #cancer

Twitter, lui, et son univers impitoyable, ne s'est pas embarrassé de toutes ces nuances: l'un des mots-clés le plus couru lundi était #cancer. Et devinez quoi: c'est en Europe et dans les deux Amérique qu'il circulait avec le plus d'intensité. 

Article publié le 27 octobre 2015 sur le site de nos partenaires Le Temps