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Cet homme montre une photo de son frère disparu pour alerter sur la situation des Ouïghours dans l'ouest de la Chine, dans la région du Xinjiang. Washington, le 24 février 2019.
TV5MONDE : Qu’est-ce ces documents apportent de plus aujourd’hui sur la situation des Ouïghours dans le Xinjiang ?
Rémi Castets : On savait déjà tout ce qui a été révélé dans les Xinjiang Papers, simplement les documents confirment les informations diffusées par le biais de la diaspora ou des Ouïghours libérés des camps.
(Re)lire - Xinjiang papers : révélations sur la politique chinoise d'internement des Ouïghours
Que comprendre de cette fuite de documents internes au parti ?
Le plus intéressant dans les Xinjiang Papers, c’est cette fuite en elle-même parce que c’est révélateur de quelque chose dont on se doutait peut-être déjà, c’est la différence d’opinion entre les cadres souvent Han [ethnie majoritaire en Chine] au Xinjiang et ceux venus de Pékin.
Les premiers sont sur le terrain depuis des années ou même nés sur place et sont conscients que cette défiance d’une partie de la société ouïghoure est liée à des facteurs d’ordre socio-économiques, politiques, locaux, et que l’internement a peu de chance de la faire disparaître car c’est le contexte hors des camps qui pose problème.
A l’inverse, les cadres qui viennent de la capitale ou arrivent plus récemment au Xinjiang n’ont pas cette connaissance pointue du terrain socio-économique : ils suivent les directives à la lettre et n’ont pas forcément conscience du caractère contre-productif de cette dynamique d’internement massif et de « rééducation ».
La personne qui a fait fuiter ce document prend d’énormes risques et cela veut dire qu’il y a des tensions très fortes au sein du parti, des divergences de vues, des gens qui ne sont pas persuadés que la répression soit la bonne ligne à suivre.
Il y a un autre élément qui est que Xi Jinping semble avoir eu un rôle-clé dans l’initiation de ce processus, bien évidemment on le devinait, mais à son crédit il ne désire pas s’attaquer à l’islam en lui-même, contrairement à ce qui a été beaucoup dit dans les médias. En réalité, ce que voudrait le président chinois ce serait des musulmans patriotes. Dans les documents fournis par le New York Times, on voit que Xi Jinping dit que l’éradication totale de l’islam ce n’est pas une bonne chose. Il a joué un rôle clé dans l’initiation du processus, c’est indéniable, mais peut-être qu’il a eu une prise moins directe dans la mise en place des détails concrets de sa politique.
La personne qui a fait fuiter ce document prend d’énormes risques et cela veut dire qu’il y a des tensions très fortes au sein du parti
Rémi Castets
Cette affaire peut-elle affaiblir le président chinois Xi Jinping ?
La principale nouveauté est que maintenant l’existence des camps devient difficile à nier, ce qu’avait fait le gouvernement dans un premier temps. Il a reconnu par la suite des « camps de formation professionnelle ».
L’Etat chinois fait face à plusieurs crises actuellement, celle d’Hong Kong, celle au Xinjiang, et il essaye de protéger son image. Pour certains observateurs extérieurs, ces actualités pourraient éventuellement un peu fragiliser Xi Jinping, dans le sens où il pourrait se montrer un peu plus conciliant pour éviter une fracture trop importante à l’intérieur du parti.
Mais d’autres analystes considèrent, comme le dit le président chinois dans ses discours, qu’il faut totalement ignorer les critiques et notamment celles de l’Occident, car il est discrédité par ses choix géopolitiques. D’une part, parce qu’il va promouvoir la démocratie et les droits de l’Homme dans certains pays mais pas d’autres, d’autre part parce que certains pays ont participé à la semi-colonisation de la Chine. Donc les Occidentaux sont en quelque sorte les plus mal placés pour donner des conseils.
De fait, je ne pense pas que cette enquête va changer fondamentalement la donne, les gouvernants occidentaux ont fait le choix de la « Realpolitik », de privilégier les liens économiques avec la Chine, et on le voit sur la question des Ouïghours et même de Hong Kong, les gouvernements étrangers et en particulier ceux occidentaux restent très discrets.
Je ne pense pas que cette enquête va changer fondamentalement la donne, les gouvernants occidentaux ont fait le choix de la « Realpolitik ». (..) On le voit sur la question des Ouïghours et même de Hong Kong, les gouvernements étrangers et en particulier ceux occidentaux restent très discrets.
Peut-on parler de « génocide » ou de « génocide culturel » ?
Non, on ne peut pas parler de « génocide ». Il n’y a pas de politique d’extermination des Ouïghours. Quant au « génocide culturel », il existe un vraie politique de sinisation au Xinjiang, ça personne ne peut le nier.
Je pense que le fond du problème est lié en partie aux réformes et au modèle de modernisation au Xinjiang. Ce n’est pas tellement que l’immense majorité des Ouïghours veut un pays indépendant et se séparer de la Chine. La vraie question c’est quelle modernisation, quelles réformes, pour cette région historiquement peuplée de minorités nationales, à majorité turcophones et musulmanes.
On ne peut pas parler de « génocide ». Il n’y a pas de politique d’extermination des Ouïghours. Après, pour « génocide culturel », il existe un vraie politique de sinisation au Xinjiang, ça personne ne peut le nier.
Rémi Castets
En réalité, dans les années 1980 les tensions avaient diminué entre le gouvernement central et les élites ouïghoures car elles avaient l’impression de pouvoir participer à la politique des réformes et d’ouverture dans la région, c’est-à-dire de participer à la modernisation de la région. Et puis il y a eu le mouvement de la place Tienanmen en 1989 et le retour en force des conservateurs qui ont mis le centralisme démocratique au centre du jeu politique. Ce qui veut dire que seul le parti à la légitimité de décider de l’avenir des Chinois et de ces Turcophones et Ouïghours au Xinjiang. C’est à partir de là que le contrat s’est à nouveau rompu avec les élites ouïghoures.
Ilham Tohti lors d'une interview chez lui à Pékin en Chine, le 4 février 2013. Considéré comme un dissident, il a été condamné à perpétuité en septembre 2014 pour "séparatisme"
Ce que voudraient ces élites, des gens comme Ilham Tohti [NDLR : qui a reçu le prix Sakharov par le Parlement européen le 24 octobre 2019] condamné à la prison à vie en 2014, des intellectuels ouïghours qui ont été internés dans des camps ou même l’ancien président du Xinjiang qui a été condamné à mort, ces gens-là voulaient sans doute un dialogue avec le gouvernement central sur l’avenir du Xinjiang et une politique moins sinisatrice qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et peut-être aussi une participation des élites ouïghoures ou des autres minorités nationales un peu moins contrainte, un peu moins surveillée par le pouvoir central.
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