En Europe, "les citoyens les plus mobiles sont les moins politiquement représentés" selon Alberto Alemanno

Quel avenir pour l'Europe ? La question se pose en ce 9 mai, journée de l'Europe. Réponse lors des élections européennes du 23 au 26 mai qui ne semblent pourtant pas passionner les foules. Pourquoi ? Comment mobiliser les électeurs ? Entretien avec Alberto Alemanno, professeur de droit à HEC Paris et titulaire de la Chaire Jean Monnet en droit et politiques européennes.
 
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Europe
Des manifestants pro-européens présents à Sibiu, en Roumanie, où se tient une réunion des représentants des pays membres. La Roumanie préside le Conseil des ministres européens pour six mois. 
©AP/Photo Virginia Mayo
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TV5MONDE : Moins d'un électeur sur deux ira voter aux élections européennes, selon un récent sondage. Pourquoi ? Comment expliquez-vous ce désintérêt ?

Alberto Alemanno : Depuis 1979, à savoir le premier moment où on a pu voter aux élections européennes, le taux de participation a baissé au lieu d'augmenter. Cette fois, cela pourrait être un peu différent parce que le débat public est plus important. On parle d'Europe. Les gens sentent les effets des politiques européennes sur leur vie. Il y a peut-être un espoir.
 

Il est vrai qu'à deux semaines des élections européennes, les connaissances et les prises de conscience restent assez modestes. Mais je m'attends à une accélération du débat due à la mobilisation des forces politiques et de la société civile. 
 

L'Europe n'est pas très visible, tout en étant très présente dans nos vies. Alberto Alemanno

L'Europe, aujourd'hui, a donné lieu à une interdépendance économique, sociale et culturelle qui est absolument inédite. Mais il est vrai que la prise de conscience de l'impact de l'Europe sur nos vies reste très modeste et très limitée. Finalement l'Europe n'est pas très visible, tout en étant très présente dans nos vies. Le défi à relever est celui de l'intelligibilité, ce n'est pas un défi démocratique.

Les vrais défis sont de comprendre et de décortiquer cette Europe qui reste très lointaine et très complexe, avec des règles qui ne sont pas très lisibles pour la plupart du public. Les partis politiques qui sont nationaux rencontrent une vraie difficulté pour parler d'Europe, comme si c'était quelque chose qui leur appartenait plutôt que d'être une entité diverse qui est le bouc émissaire de tout ce qui ne fonctionne pas dans l'Etat-nation.  

TV5MONDE : Est-ce qu'il existe des solutions pour les mobiliser davantage ?

Alberto Alemanno : Il y a sûrement des solutions pour européaniser non seulement les débats publics mais également les processus politiques. Aujourd'hui, la société européenne est beaucoup plus européenne que le système politique qu'on offre.

Le défi est donc de donner des réponses qui soient paneuropéennes plutôt que nationales sur des sujets comme sur la transition écologique ou les flux migratoires. Quand on lit tous les programmes des forces politiques aujourd'hui en France ou ailleurs, les sujets soulevés ne pourront pas trouver de réponses nationales. 

TV5MONDE : L'ancien ministre grec Yanis Varoufakis figure sur une liste en Allemagne. Est-ce cela la bonne solution, un candidat qui peut se porter candidat dans un autre pays ?

Alberto Alemanno : Sûrement. L'européanisation du système politique doit passer par la possibilité d'avoir des candidats qui sont ressortissants de différents pays, qui se présentent dans un autre pays où il résident et où ils veulent se présenter. Mais cela ne suffit pas, ce n'est qu'un premier pas. La vraie solution, c'est de créer un collège unique pour toute l'Europe, où des forces politiques paneuropéennes pourraient présenter un programme politique, des candidats provenant de différents Etats, et finalement faire concurrencer des visions de l'Europe qui seraient complètement éloignées par rapport à l'Etat-nation.

TV5MONDE : Ce scrutin est crucial pour l'avenir d'Emmanuel Macron. Il s'est transformé en référendum pour ou contre sa politique. Et dans les autres pays comment ça se passe ?

Alberto Alemanno : Il est vrai que les élections européennes, historiquement, ont toujours été des élections de deuxième rang. Une possibilité pour les citoyens de s'exprimer sur la classe politique qui est en train de les gouverner, et c'est le cas en France. C'est la première fois que des Français peuvent s'exprimer sur le gouvernement actuel et le "leadership" d'Emmanuel Macron. Mais ce n'est pas le cas nécessairement dans d'autres pays européens.

En Espagne, on vient d'avoir des élections, ou encore en Italie, où il n'y a pas eu d'élections depuis quelques temps. Ces élections européennes-là vont finalement être l'occasion pour les électeurs d'avoir un impact sur le prochain équilibre politique de ces Etats. Aujourd'hui, les élections européennes ne font pas partie d'un vrai schéma européen. Il n'y a pas de synchronisation des cycles électoraux entre les Etats et l'Union européenne. Par conséquent, les retombées seront très différentes.

Finalement, cela va devenir un vrai casse-tête pour les chefs politiques, le 27 mai, au lendemain des élections, pour trouver un équilibre politique. A cela s'ajoutera le Brexit. Nous avons accepté que les Britanniques participent aux élections européennes et qu'ils votent pour choisir 73 élus. Ces derniers resteront dans ce Parlement pendant quelques mois, peut-être davantage, si on leur accorde une extension.

Cela donnera lieu à des distorsions lors de la représentation politique. Ainsi, il semblerait que le parti socialiste pourrait devenir la première force politique européenne grâce aux élus britanniques. Mais en octobre une partie de ces élus pourraient partir (si le Brexit est effectif, ndlr). Cela pourrait donc donner lieu à une nouvelle majorité politique. C'est quelque chose d'inédit, on a jamais vécu cela en Europe !
 

Les citoyens européens qui sont les plus mobiles et qui bénéficient de cette Europe sont les moins politiquement représentés.

 Alberto Alemanno


TV5MONDE : Est-ce que les électeurs qui vivent hors de leur pays, votent encore moins que les autres ? 

Alberto Alemanno : Oui tout à fait. Les ressortissants européens qui résident dans un autre Etat, et je fais partie de ceux-là, représentent environ 4 % de la population européenne. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est quand même une vingtaine de millions de personnes. Les citoyens européens les plus mobiles sont des travailleurs qui font un travail plutôt modeste, d'autres sont banquiers. Mais dans cette catégorie très diversifiée, la mobilisation politique est très modeste. Seulement 8 % sont enregistrés pour aller voter lors des élections européennes. On assiste à un vrai paradoxe. Les citoyens européens qui sont les plus mobiles et qui bénéficient de cette Europe sont les moins politiquement représentés.

TV5MONDE : Qui sont les Européens les plus mobiles dans l'UE ? Et quel est leur profil ?

Alberto Alemanno : Les Européens les plus mobiles en Europe sont les Roumains. Dans la plupart des cas, c'est une question de nécessité, pour chercher un travail. Ils sont très nombreux en Italie, ainsi qu'en Espagne. Ensuite, il y a d'autres communautés assez importantes, mais qui viennent essentiellement de l'Europe centrale. 

Le profil des Roumains est assez homogène. Ce sont des travailleurs prêts à accepter des métiers plutôt modestes et qui ont la possibilité de trouver une dignité qu'ils n'ont pas nécessairement chez eux. En Italie, c'est beaucoup plus hétérogène. Il y a soit des personnes très éduquées qui ont de belles opportunités en Europe ou des personnes qui n'ont pas d'opportunité dans le pays et se déplacent pour trouver une meilleure vie ailleurs.

TV5MONDE : En quoi l'issue du scrutin peut changer le quotidien des expatriés ?

Alberto Alemanno : Les citoyens ressortissants à l'étranger sont finalement les citoyens les plus exposés à l'Europe. Ils bénéficient d'avantages de cette Europe, parce que l'Europe finalement qu'est-ce que c'est ? C'est le droit de ne pas être discriminé sur la base de la nationalité dans un autre Etat. C'est un peu comme si un Mexicain pouvait être traité comme un Américain lorsqu'il est à New York, ou un Canadien qui obtient le même traitement aux Etats-Unis. Ce serait quelque chose d'inconcevable.

En Europe, on fait cela depuis 70 ans. Ces citoyens évidemment ont les mêmes opportunités que les résidents, cela signifie que chacun de nous, citoyen européen, a 28 opportunités : trouver un travail, un compagnon, étudier, acheter une maison ou encore s'engager dans des activités au-delà de son propre Etat, c'est quelque chose d'unique. 

Le vrai paradoxe c'est que ces citoyens ne parviennent pas à avoir des représentants politiques parce qu'ils ont cru dans cette opportunité européenne, mais ils ne sont pas capables de la façonner, car ce sont d'autres représentants avec une histoire très nationale, qui vont décider de leur vie.