En France, les manifestants victimes d'"acharnement judiciaire" selon Amnesty International

Image
Manifestation gilets jaunes à Paris
Défilé de "Gilets jaunes" à Paris le 16 mars 2019. Ce jour-là, une centaine de de maifestants seront interpellés.
© AP Photo/Christophe Ena
Partager6 minutes de lecture
En France, "comment des milliers de manifestants pacifiques ont été arrêtés arbitrairement et poursuivis". Amnesty International publie une longue enquête sur la répression des manifestations au cours des derniers mois, en particulier lors des rassemblements de Gilets jaunes. L'organisation de défense des droits humains pointe notamment l'utilisation abusive d'un arsenal juridique en contradiction avec les engagements internationaux de la France.

Frédéric Vuillaume est responsable syndical Force ouvrière. Dès novembre 2018, il participe aux rassemblements des Gilets jaunes. A l'époque, les revendications portent sur le prix de l'essence et les limitations de vitesse sur les routes nationales. Son témoignage est l'un de ceux qui viennent alimenter le long rapport au vitriol publié ce mardi 29 septembre par Amnesty International et intitulé "Arrêté.e.s pour avoir manifesté, la loi comme arme de répression des manifestant.e.s pacifiques en France". Frédéric Vuillaume y raconte ce qu'il appelle sa "descente aux enfers". Ou plutôt leur descente aux enfers, car lui et sa famille vont se retrouver dans un tourbillon judiciaire, eux qui n'avaient pourtant jamais eu affaire "ni à la police, ni à la justice". Amnesty dresse la liste des interpellations, condamnations, gardes à vue, amendes, perquisitions, convocations... dont ont fait l'objet Frédéric et sa famille. Une liste qui donne le vertige.
L'Agence France-Presse résume : "un long cycle de 'coups de pression' et 'intimidations' qui va durer deux ans a alors démarré pour le militant et ses proches. Jugé trois fois pour entrave à la circulation et outrage à personne dépositaire de l'autorité publique - il avait crié 'Castaner assassin' lors d'un déplacement du ministre de l'Intérieur de l'époque - Frédéric Vuillaume a été interdit de manifester et condamné à payer au total huit amendes. Sa femme a été mise en examen à deux reprises et son beau-fils de 22 ans, au casier judiciaire vierge, a écopé en février 2019 d'un an de prison dont six mois ferme pour avoir lancé un pétard mortier".

Amnesty cite encore le cas d'Amélie, qui, le 2 mai 2019 "a passé environ 22 heures en garde à vue avant d’être poursuivie pour organisation d’une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable et participation à une manifestation interdite". Ou encore de Lise, convoquée au commissariat et qui fera l'objet d'une enquête pour outrage. Le 1er mai 2019, elle avait scandé "oui au muguet, non au LBD", référence au très décrié lanceur de balles de défense utilisé par la police dans les manifestations...

"Faire des exemples"

"Les violences lors des manifestations sont une préoccupation légitime, mais il y a une volonté politique de faire des exemples et dissuader les gens de descendre dans la rue", affirme à l'AFP Marco Perolini, chercheur pour la France à Amnesty International. Selon lui, les infractions, souvent formulées "de manière trop vague", amènent la justice à prononcer des sanctions "disproportionnées" contre des manifestants pacifiques. Par ailleurs, "les manifestants se retrouvent régulièrement arrêtés et poursuivis pour 'regroupement en vue de participer à des violences' sur la base de simples soupçons", ajoute-t-il. Selon les statistiques officielles, 1.192 personnes ont été condamnées pour cette infraction en 2019.

D'après Amnesty, la répression des manifestants s'est accrue avec l'adoption de nouvelles lois, notamment celle d'avril 2019 pénalisant des comportements qui ne constituaient pas auparavant un délit, comme se couvrir le visage. 

En 2020, la crise sanitaire du Covid-19 a été l'occasion d'étendre davantage les restrictions au droit de manifester : selon l'ONG, 85 personnes ont été condamnées à des amendes pour avoir manifesté en mai et juin.

Manifestations pacifiques

Interrogée le 29 septembre au matin sur la radio publique France Inter, la présidente d'Amnesty France, Cécile Coudriou insiste sur un point : le travail de l'ONG ne porte que sur les manifestations pacifiques des derniers mois. En effet, à travers la France, les rassemblements des Gilets jaunes ont donné lieu à des débordements et des violences qui ont attiré l'attention des médias et des politiques, reléguant au second plan les revendications du mouvement. 

Courant septembre, en réponse aux débordements, le ministère français de l'intérieur a ainsi publié un nouveau "schéma national du maintien de l'ordre". Un toilettage rendu nécessaire, selon le ministre Gérald Darmanin, car "l’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges a conduit les forces à adapter leur doctrine de gestion des manifestations. Le schéma national du maintien de l’ordre entérine ces évolutions (...) Ces adaptations ne balayent pas la longue tradition du maintien de l’ordre à la française. Elles viennent, bien au contraire, compléter la palette des tactiques à mettre en œuvre pour concilier nos deux objectifs prioritaires : permettre à chacun de s’exprimer librement dans notre pays et dans les formes prévues par le droit, et, empêcher tout acte violent contre les personnes et les biens à l’occasion des manifestations". Le document compte une petite trentaine de pages, dont certains extraits peuvent prêter à sourire.

schéma sécurité les nouvelles sommations
Extrait du schéma national du maintien de l'ordre, 16 septembre 2020, publié par le ministère français de l'Intérieur.
© Capture d'écran
Dans l'entretien accordé ce 29 septembre à France Inter, Cécile Coudriou soulève un point mal connu. 

La réponse judiciaire au mouvement des Gilets jaunes s'est, certes, toujours faite dans le respect de la loi française, mais la loi française en la matière viole un certain nombre d'engagements internationaux de la France. La présidente d'Amnesty France cite en exemple l'autorisation préalable que tout organisateur de manifestation doit obtenir. Sur ce point, le nouveau "schéma national du maintien de l'ordre" précise ceci :

Déclaration préalable manifestation
Extrait du schéma national du maintien de l'ordre, 16 septembre 2020, publié par le ministère français de l'Intérieur.
© Capture d'écran
Deux alinéas plus bas, il est d'ailleurs précisé que "pour des motifs d’ordre public, et de manière strictement nécessaire et proportionnée, des restrictions à la liberté de manifester peuvent être imposées. Une décision d’interdiction peut intervenir avant même le dépôt de déclaration préalable (...) L’organisation d’une manifestation non déclarée ou interdite est susceptible de donner lieu à des sanctions pénales (art 431-9 Code Pénal). La participation à une manifestation interdite est sanctionnée pour sa part d’une contravention". C'est à cette situation que s'est retrouvée confrontée Amélie, citée dans le rapport d'Amnesty. 

Seulement voilà, selon la présidente d'Amnesty France, "le droit français est trop restrictif en matière de droit de manifester et devrait se poser, en priorité, la question du trouble à l'ordre public. Or, une manifestation peut parfaitement être pacifique, même quand elle est spontanée (...) En droit international, il n'est pas du tout obligatoire de demander une autorisation !
Cécile Coudriou fait ici référence au Pacte international sur les droits civils et politiques, entré en vigueur en 1976 et dont l'article 21 précise que "Le droit de réunion pacifique est reconnu. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d'autrui."

Dans la conclusion du rapport, Amnesty considère que "les autorités ont instrumentalisé des lois pénales dans le but déclaré d’en finir avec la violence. Elles ont ainsi déployé tout un arsenal de dispositions législatives pouvant être utilisées à tout moment pour restreindre indûment le droit à la liberté de réunion pacifique". Pour la présidente d'Amnesty France, cette situation est inédite dans notre pays. "Nous pensons qu'il y a une dérive", estime-t-elle, rappelant "le caractère exemplaire de la France dans le respect des droits humains".

Nous avons contacté le ministère de l'Intérieur pour connaître son point de vue et son analyse du rapport d'Amnesty International. Au moment de la publication de cet article, nous n'avons reçu aucune réponse.