La Cour de cassation a confirmé ce mercredi 25 juin le licenciement pour faute grave d'une salariée voilée d'une crèche privée de la région parisienne, refermant au moins devant la justice française cette affaire devenue emblématique dans le débat sur la laïcité.
Libertés...
Ce n'est peut-être pas encore le point final mais c'est tout de même un épisode décisif. Fatima Afif, salariée de la crèche privée Baby Loup, a bien été dûment licenciée pour port du voile malgré son règlement intérieur. Le jugement, ce 25 juin, de la plus haute juridiction française, la Cour de cassation statuant en assemblée plénière, le confirme. S'il peut encore être contesté devant une cour européenne, il n'en conclut pas moins, du point de vue français, plus de cinq ans d'une procédure riche en rebondissements, questionnant la République et son application de la laïcité dans l'espace non public d'une entreprise ou association.
Fondée en 1991 dans un quartier pauvre et multiculturel de Chanteloup-les-Vignes (région parisienne), la crèche « Baby Loup » est la seule en France à accueillir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept des enfants de familles monoparentales et souvent défavorisées, aux horaires de travail décalés. En 2008, de retour d'un congé maternité puis parental, la directrice adjointe de l'établissement, Fatima Afif, annonce à sa hiérarchie son intention de porter désormais au travail son foulard islamique. Sa directrice s'y oppose, invoquant la « neutralité philosophique, politique et confessionnelle » inscrite au règlement intérieur de la structure. Le conflit aboutit en décembre 2008 au licenciement de la salariée pour « faute grave ».
Cette dernière saisit le Conseil des prud’hommes (juridiction qui, en France, traite des conflits du travail) ainsi que la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE, instance depuis remplacée par le « Défenseur des droits »). Divisée, la HALDE condamne d'abord la crèche pour discrimination avant de se raviser et de prendre son parti. Le Conseil des prud’hommes juge dans le même sens, considérant en 2010 que Fatima Afif a fait preuve d' « insubordination caractérisée et répétée ». Son interprétation est validée en octobre 2011 par un arrêt de la Cour d'appel de Versailles.
En mars 2013, pourtant la Cour de Cassation (juridiction suprême) désavoue la Cour d'appel de Versailles, estimant que « s'agissant d'une crèche privée », le licenciement de l'employée constitue « une discrimination en raison des convictions religieuses » et doit être « déclaré nul ». Retour, donc, au point de départ.
De gauche à droite, les réactions à cet arrêt sont vives. Ministre de l'Intérieur, Manuel Valls dénonce une atteinte à la laïcité et envisage une loi. L'ancien Premier ministre François Fillon demande que soit comblé « ce vide législatif et juridique qui ne peut qu'affaiblir l'esprit de tolérance et de modération qui est au cœur de la laïcité et du vivre ensemble ». Défenseur des droits, Dominique Baudis demande une clarification de la loi. Selon un sondage BVA d'octobre 2013 (1), 87% des français interrogés donnent raison à la direction de la crèche contre la salariée voilée.
“Proportionnée“
A nouveau saisie, la Cour d'Appel (de Paris, cette fois) confirme le 27 novembre 2013 le licenciement de Fatima Afif, considérant qu'il ne porte « pas atteinte à la liberté religieuse » et n'est pas « discriminatoire ». La salariée se pourvoit à nouveau en cassation et c'est cet ultime recours qui s'est conclu ce 25 juin.
Confirmant que « le règlement intérieur d’une entreprise privée ne peut (…) instaurer de restrictions générales et imprécises à une liberté fondamentale », la Cour de Cassation (réunie, cette fois en assemblée plénière) estime que, dans le cas de Baby Loup, cette restriction de la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses « était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché. »
Précision de taille : « il n'en résulte pas pour autant, souligne la Cour, que le principe de laïcité (...) est applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ».
La question du port du voile y reste donc sujette à interprétation au cas par cas et, comme le relève l'avocate de Fatima Afif, « la Cour de cassation n'a pas réglé la question de l'islam à travers le voile en France, elle a réglé le problème de la crèche Baby-Loup ».
Les responsables de celle-ci n'en sont pas moins soulagés, saluant, « une décision de principe » qui constitue « une bonne nouvelle pour les musulmans et pour ceux qui ne le sont pas, pour ceux qui croient et ceux qui ne croient pas », à l'issue d'un conflit éprouvant ... à tous égards. Harcelée par des pressions rendant son travail impossible, la crèche a fermé ses portes à Chanteloup-les-Vignes pour s'installer dans la ville voisine de Conflans-Saint-Honorine.
(1) Sondage réalisé selon la méthode des quotas auprès d'un échantillon de 1.090 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogées par internet les 17 et 18 octobre 2013.
Réactions
25.06.2014d'après AFP
"Cette décision est une bonne nouvelle pour les enfants de Baby-Loup, les femmes, le personnel, les musulmans et pour ceux qui ne le sont pas, pour ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, c'est une bonne nouvelle pour la République et son vivre-ensemble", s'est félicité l'avocat de la crèche, Me Richard Malka.
"Notre règlement intérieur est légitimé, notre action est légitimée. Baby-Loup a encore de longues années à travailler", a souligné quant à elle la directrice de la crèche Natalia Baleato.
C'est au contraire "un arrêt décevant" pour Me Michel Henry, l'un des avocats de Fatima Afif.
"Tout le monde attendait une grande décision de principe, et nous avons une décision d'espèce (...) un arrêt pragmatique", a regretté Me Claire Waquet, l'avocate de Mme Afif devant la haute juridiction.
"La Cour de cassation n'a pas réglé la question de l'islam à travers le voile en France, elle a réglé le problème de la crèche Baby-Loup", a insisté l'avocate, soulignant qu'"aucune règle de principe sur les autres entreprises" n'est posée dans l'arrêt.
"Cette importante décision rappelle que le droit existant permet de limiter l'expression religieuse dans l'entreprise privée dès lors que ces limitations sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché", indique l'Observatoire de la laïcité dans un communiqué.
Cet organe consultatif, situé auprès du Premier ministre, avait déjà jugé qu'une nouvelle loi ne lui semblait pas nécessaire et publié des guides pratiques pour rappeler les règles permettant de limiter ou d'interdire l'expression de la religion.
Le Parti socialiste français (au pouvoir) « se félicite de cette clarification du droit existant et de cette décision qui garantit la survie financière de la crèche Baby-Loup ».