En Grèce, l'audiovisuel public fermé par un “régime autoritaire“ ?

Un gouvernement européen peut-il décider de l'arrêt total de toutes les chaines audiovisuelles publiques nationales sous prétexte de se soumettre à des exigences économiques dictées par ses créanciers et prétendre dans le même temps défendre un système politique démocratique ? Analyse de deux spécialistes des médias : Daniel Schneidermann, journaliste et fondateur d'Arrêts sur Images et Jean-Marie Charon, chercheur au CNRS, spécialiste des médias et du journalisme.
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En Grèce, l'audiovisuel public fermé par un “régime autoritaire“ ?
L'une des présentatrices vedette de la télévision et radio publique grecques juste avant la coupure
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En Grèce, l'audiovisuel public fermé par un “régime autoritaire“ ?
De gauche à droite : Jean-Marie Charon et Daniel Schneidermann
A-t-on déjà vu un pays démocratique fermer ainsi tous ses services audiovisuels publics ? Daniel Schneidermann : La réponse est non : je n'ai aucun précédent en tête !  De fait, la décision et ses modalités font passer la Grèce dans la définition d'un régime autoritaire. Hier soir, à 22h11, la Grèce est devenue un régime autoritaire, je crois qu'il faut nommer les choses. Qu'on restructure l'audiovisuel public, qu'on dise "2500 salariés c'est trop, il faudrait fonctionner avec 1500", bien sûr, pourquoi pas, mais la décision d'interruption et surtout sa soudaineté… je ne sais pas si c'est légal, mais que ce le soit ou pas, la Grèce est devenue un régime autoritaire. Jean-Marie Charon : Non, et je crois que c'est inédit en termes de mesures et de soudaineté. Il me semble aussi que dans de nombreux pays la télévision et la radio de service publiques relèvent d'un cadre juridique et je crois qu'il faut alors passer par le Parlement. Il faudrait connaître le cadre juridique de la Grèce que je ne connais pas, mais nos voisins, espagnols, italiens, allemands, comme nous sont obligés de passer par un cadre législatif. Je vois surtout un coup de force politique dans cette action du gouvernement, une volonté de créer une situation pour marquer l'opinion. Est-ce à destination des Grecs ou de l'Europe ? Les deux sont probablement liés. Existe-t-il des pays sans audiovisuel public ? J-M.C: Dans les grands pays démocratiques il y a très peu de cas où il n'y a pas de service audiovisuel public, sauf dans une certaine mesure, les Etat-Unis, qui sont un cas limite avec un audiovisuel public extrêmement limité et réduit. Il ne s'agit pas d'un financement qui passe par l'intervention de l'Etat mais par le public qui évalue la proportion de ce qu'il est prêt à mettre pour financer ce système audiovisuel. En Europe, il y a l'Espagne qui a une structure audiovisuel publique un peu spéciale puisqu'elle repose quasiment entièrement sur la publicité. C'est un système sans redevance, et donc bien plus limité que d'autres systèmes, même s'il reste public. D.S : J'ai envie de dire : les Etats-Unis. Il y a une toute petite chaîne publique d'éducation BBS, mais c'est ultra minoritaire. La différence entre les Etats-Unis et la Grèce, c'est qu'aux Etats-Unis il n'y a pas de tradition de service public. Cela donne un système d'information qui n'est pas pire que les autres, avec un relatif pluralisme. Mais ce n'est pas comparable, parce qu'il n'y a pas cette tradition, et cette différence est très importante.
En Grèce, l'audiovisuel public fermé par un “régime autoritaire“ ?
Une régie de l'ERT, et une affichette “la révolution ne sera pas télédiffusée“ - ©AFP
Qu'est-ce qu'engendre un audiovisuel entièrement entre les mains du privé ? D.S  : C'est très simple, et poser la question c'est y répondre : c'est la soumission pure et simple à l'audimat. Cela donne la téléralité, le sang à la une, les émissions débiles. La définition d'un service public c'est qu'il est censé remplir des missions de service public : l'information, l'éducation, la distraction, etc… Pourtant, l'audiovisuel public, à mon sens, ce n'est pas une panacée. L'audiovisuel public, son problème, c'est toujours son lien avec l'Etat et donc avec le pouvoir. Je critique à longueur d'années le journal de Pujadas (de France 2, ndlr), mais là, imaginer un pays développé sans audiovisuel public, on se rend compte de ce qu'il manque. Alors, on pourrait se dire que la mission d'information impertinente va être remplie par les nouveaux média indépendants, sur Internet, et d'une certaine manière c'est vrai, mais dans le même temps on sait que ça ne suffit pas, le web touche trop peu de gens. J-M.C : La première conséquence est que toute une partie des destinataires de l'audiovisuel public n'est plus servie. Les premières missions l'audiovisuel public sont de couvrir des populations qui sont considérées comme moins intéressantes pour le financement publicitaire. Cela change selon les pays, mais par exemple, en Allemagne c'est beaucoup un financement local, comme en France avec France 3, France Bleu. Les émissions religieuses, les expressions politiques ou syndicales, toutes ces choses sont couvertes par le service public, pas par le privé. On ne trouvera généralement pas de culture, ou alors peu de choses difficiles, pas d'éducatif, dans le privé. L'international est fortement couvert par l'audiovisuel public lui aussi. Il y a  un public qui est peu couvert par le secteur privé c'est celui des enfants, malgré ce que l'on peut penser, parce qu'ils n'intéressent pas beaucoup les annonceurs. 
Et puis là où le privé, aux Etats Unis, peut avoir de très grandes ambitions, le privé européen travaille sur des marchés parfois petits et est souvent limité dans ses ambitions. En Belgique, un petit pays, l'audiovisuel privé fonctionne surtout avec des rediffusions de programmes étrangers, par exemple. La création est souvent le fait de l'audiovisuel public. 
La question de la redevance : les citoyens ont payé pour une télévision publique qui leur est retirée… Est-ce constitutionnel de la part du gouvernement de détourner cet argent vers d'autres secteurs ? J-M.C : J'ai entendu que la mesure est censée être conservatoire, donc sur le plan juridique, j'imagine que l'argumentation pourrait être que l'argent servira à la nouvelle structure. Mais dans quelle mesure, au niveau européen, dans les conditions d'exercice de la démocratie, avec les règles de l'Union européenne, cet acte ne peut-il pas être considéré comme contraire au droit à l'information ? On vient de reprocher aux Turcs d'être trop violents dans la répression des manifestations, mais la fermeture du service public audiovisuel grec est aussi une forme de violence. Il faut voir si l'Europe réagit, ce qui semble nécessaire. (Ce mercredi 12 juin, Bruxelles a simplement "pris acte" de la situation tout en soulignant l'importance d'un service public, NDLR) D.S : La Grèce est dans un tel état de panique généralisée que les gens ne sont plus en état de se poser ce genre de questions. Mais il y a un point sur lequel je veux vraiment insister, c'est que la France a un rôle à jouer dans cette histoire. Parce que cette décision est prise sous la pression de la troïka, et la troïka, c'est nous, c'est la France ! J'ai entendu quelques déclarations de ministres préoccupés, mais une condamnation doit être effectuée au plus haut niveau. Nous sommes dans un moment historique où la France, et certainement l'Europe, doivent condamner cette décision ! Si cela n'est pas fait, toutes les autorités qui ne l'auront pas fait seront complices du passage d'un pays de l'Union européenne à un régime autoritaire.
Les 2 entretiens ont été réalisés séparément, par téléphone.

Soutiens

Les chaines de service public francophones réunies mercredi 12 juin à l’occasion du conseil d’administration de TV5MONDE sous la présidence de Rémy Pflimlin, ont apporté leur soutien plein et entier au service public audiovisuel grec dont l’arrêt brutal et imprévisible, choque profondément l’ensemble de ses membres. 
Le conseil rappelle son attachement à la place de la Télévision Publique, seule garante de l’indépendance de l’information et véhicule de l’exception culturelle défendue aujourd’hui par les parlements européens. 
Les signataires sont :
Rémy Pflimlin, France Télévisions
Yves Bigot, TV5Monde
Denis Belisle, Télé Québec
Jacques Briquemont, RTBF
Anne Durupty, Arte France
Suzanne Gouin, TV5 Québec Canada
Louis Lalande, Radio Canada
Gilles Marchand, RTS
Marie-Christine Saragosse, AEF
Guila Thiam, CIRTEF