En Guadeloupe et en Martinique, les manifestants contestent la reproduction d’un système post-colonial

Aux Antilles françaises, une vague de contestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale gronde depuis plusieurs jours. Cette colère prend ses racines dans la perpétuation d'un système colonial selon la chercheuse et politologue Françoise Vergès. Entretien.
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barrage routier guadeloupe
Depuis le 15 novembre, une grève illimitée est en cours en Guadeloupe. De nombreux barrages routiers ont été mis en place un peu partout sur l'île. En Martinique, un mouvement similaire a démarré ce 22 novembre.
Capture d'écran AFPTV
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On ne peut pas comparer la vie d’un Guadeloupéen à la vie d’un Français.” C’est ce qu’avait déclaré Max Évariste, secrétaire général de FO Guadeloupe, pour justifier les motivations de la grève illimitée qui paralyse l’île depuis le 15 novembre et qui gagne également la Martinique.

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Ces deux îles sont des départements d’Outre-mer français qui ont un passé colonial marqué par l’esclavagisme et la violence. Selon la politologue Françoise Vergès, spécialiste de l’histoire coloniale et de l’esclavage, cette contestation sociale cristallise le ras-le-bol des habitants de ces territoires de la main-mise de l’État-Français sur leurs vies. 

TV5MONDE : Est-ce que l’emprise coloniale française est toujours présente dans ses territoires d’Outre mer ? 

Françoise Vergès : Que ce soit en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, en Kanaky Nouvelle-Calédonie, aux Terres du Pacifique, à Mayotte ou à La Réunion, l’héritage de l’empire colonial français esclavagiste et post-esclavagiste musèle la société. L’empreinte de ces siècles de colonisation est toujours présente. Il y a des tas de choses et même des rapports gouvernementaux qui montrent que ça ne va pas du tout. L'inégalité est érigée en principe. La question du racisme était au cœur de de la contestation sociale de 2009. On aperçevait des réunions entre les grévistes et les dirigeants des services d’État. Il n’y avait pas besoin d’explications : d’un côté des hommes blancs, de l’autre, des hommes noirs. 

L’économie, l’argent, la richesse sont toujours aux mains des descendants d’esclavagistes ou de grandes compagnies françaises.
Françoise Vergès, politologue

Ce sont des territoires liés principalement à la France, qui parfois se situent à des milliers de kilomètres. La majorité des produits qu’on y trouve viennent de l’Hexagone, avec des prix très élevés. Le coût de la vie y est donc élevé. Il y a aussi de gros problèmes de santé. Par exemple, le taux de mortalité infantile en Martinique est l’un des plus hauts de toutes les régions de France en 2020-2021. Les taux d’illettrisme sont aussi très importants parmi ces sociétés chez les enfants qui sortent de l’école aujourd’hui.

TV5MONDE : Comment sont réparties les richesses en Outre-mer ?

L’économie, l’argent, la richesse sont toujours aux mains des descendants d’esclavagistes ou de grandes compagnies françaises. Tout ce qui touche aux travaux publics, ce sont les grands groupes de BTP français qui s’en chargent. On trouve aussi de la sous-traitance locale à droite à gauche, mais celui qui reçoit la grosse part du gâteau, c’est l’entreprise française originaire de l'Hexagone.

Entre les Outre-mer et l'Hexagone, des écarts de niveau de vie

La vie chère est l'une des racines de la colère des Antillais aujourd'hui. C'était déjà le cas lors du mouvement social de 2009  qui a paralysé la Guadeloupe pendant 44 jours et la Martinique pendant 38 jours. Et pour cause : le prix d'un panier de course est 40% plus élevé en Guadeloupe que dans l'Hexagone, selon les chiffres de l'INSEE publiés en 2016. Pour les produits alimentaires de bases, le fossé se creuse à 42%. 

Pourtant, les revenus des ménages dans les territories d'Outre-mer sont inférieurs à ceux de la métropole. En Guadeloupe, le revenu annuel médian était de 15 770€, soit en dessous de la moyenne française située à 21 650€.

On est dans une perpétuation d’une structure économique qui donne le pouvoir aux mêmes personnes depuis des siècles.
Françoise Vergès, politologue

C’est pareil pour la distribution. Dans tout l’Outre-mer, toute la distribution est tenue par la même personne. C'est-à-dire Hayot (le groupe Bernard Hayot, fondé en 1960 par des membres d'une famille de békés, des descendants de colons lors de la période de l'esclavage, ndlr). Et c’est facilité par l’État. Récemment encore, l’Autorité de la Concurrence a donné au groupe Hayot la préférence contre un groupe Réunionnais pour acquérir un des groupes de distribution. On est dans une perpétuation d’une structure économique qui donne le pouvoir aux mêmes personnes depuis des siècles. Et quand ce ne sont pas ces personnes, ce sont des grandes entreprises en alliances avec ces familles. 

Il n’y a pas eu de totale abolition de l’esclavage ni de totale abolition du statut colonial.
Françoise Vergès, politologue

TV5MONDE : Comment qualifier l’emprise de l'État sur ces territoires ? 

Françoise Vergès : L’État français n’a jamais voulu reconnaître que ces territoires n’étaient égaux à aucune région de France. Ce sont des territoires dévastés. On pourrait dire qu’il n’y a pas eu de totale abolition de l’esclavage ni de totale abolition du statut colonial. Ce n’est pas la même chose avant ou après, mais il y a toujours une injustice, des inégalités, du racisme. L’accès à la propriété privée et à des crédits sont toujours marqués par l’héritage racial. La colère est tout à fait justifiée. Ça ne change pas beaucoup.

Il y a un mépris très profond de ces populations de ne pas vouloir les écouter.
Françoise Vergès, politologue

Aujourd’hui, le message de l’État est clair : il faut rétablir l’ordre, parce qu’il y a eu du désordre. Il y a un désordre qui est installé par ce régime qui reste colonial. On va dire  "oui ils ne veulent pas se faire vacciner, ils ne comprennent rien.” Il y a un mépris très profond de ces populations de ne pas vouloir les écouter. Ce n’est pas qu’ils sont sourds, c'est qu’ils ne veulent pas écouter. Le statut colonial est peut-être terminé mais la structure coloniale est toujours là.

TV5MONDE : Y a-t-il des points communs entre le rôle de la France en Afrique dans ces anciennes colonies et en Outre-mer ? 

Françoise Vergès : D’un côté, il y a le refus qu’a eu la France de reconnaître l’aspiration du peuple algérien à son indépendance, qui a entraîné une guerre sanglante, que la France n’a même pas reconnu pendant longtemps. 

Ils doivent constamment se battre pour la moindre chose. 
Françoise Vergès, politologue

Vous êtes en Guadeloupe, vous êtes dans les Caraïbes. Pas dans le Limousin ni en Normandie. Donc vous pouvez quand même pouvoir décider de votre organisation politique ou économique, avec qui vous souhaitez commercer. Et eux non, c’est l’État français qui décide. Ils doivent constamment se battre pour la moindre chose. 

La comparaison est là : dans ce refus obstiné, têtu de la France de reconnaître la souveraineté d’un peuple, son aspiration à décider pour lui-même. Il y a aussi les relents de la “mission civilisatrice”, à savoir “on sait mieux qu’eux ce qui est bon pour eux.”

Les émeutes de mai 1967, des affrontements sous fond de racisme

Le 20 mars 1967, un vieux cordonnier noir est chassé d'un grand magasin de chaussures à Basse-Terre en Guadeloupe par son propriétaire, blanc, qui lâche son chien sur lui. Cet incident raciste provoque des émeutes dans toute la Guadeloupe. Le préfet fait déployer deux escadrons de gendarmerie dans l'île. 

Le 23 mars, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève pour obtenir une revalorisation de salaires. La contestation sociale prend de l'ampleur. Du 26 au 28 mai, la Guadeloupe est le théâtre d'émeutes, lors desquelles il a été rapporté que des gendarmes auraient tiré sur des manifestants. Le bilan officiel dénombre huit morts. Les organisations militantes ont avancé d'autres chiffres, largement supérieurs. 

Le 21 novembre 2021, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin annonce l'envoi d'une cinquantaine de membres du RAID et du GIGN pour "rétablir l'ordre" en Guadeloupe. Cette unité d'élite française est traditionnellement chargée de la lutte contre le terrorisme.