Contresens
Projet en cours de réalisation ou propagande de guerre ? S'il y a loin de la proclamation ronflante à la mise en œuvre, le mot, en tout cas, a pris ces dernières heures un peu plus de consistance. L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), mouvement sunnite dérivé d’Al Qaida qui contrôle de larges pans des territoires syriens et irakiens et menace Bagdad a annoncé dimanche - premier jour du mois de Ramadan - la naissance de son « califat islamique », enjoignant tous les musulmans du monde de prêter allégeance à son chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, promu, en toute simplicité, "calife Ibrahim" (voir ci-contre). Pour immodeste et peut-être un peu commerciale qu'elle apparaisse, la référence à l'apogée du rayonnement islamique est également lourde d’ambiguïtés … et de contresens.
Aujourd'hui invoqué comme symbole de l'unité triomphante du monde musulman, le califat, plus politique que religieux, en porte en réalité dès l'origine les rivalités sanglantes.
A la mort du Prophète en 632 se pose la question de sa succession à la tête de l'Oumma (communauté des croyants). Compagnon de la première heure, son beau-père Abou Bakr est choisi. Il prend le titre de calife : en arabe El Khalif, littéralement le « successeur ». Il décède deux ans plus tard. Son Premier ministre Omar prend sa suite, et augmente son titre de celui de « commandeur des croyants ». Il sera le conquérant de la Palestine, la Mésopotamie, l’Égypte et la Perse avant d'être assassiné... comme le seront ses deux successeurs Othman et Ali.
Temporel
Vainqueur d'Ali – dont la défaite en 657 donne naissance au Chiisme -, Mo'hawiyya fonde la dynastie des Omeyyades. Basé à Damas, le califat de celle-ci prospère jusqu'en 750 et devient le plus grand État musulman de l'Histoire, s'étendant de l'Indus à la péninsule ibérique. Ce n'est pourtant ni une théocratie ni un pontificat et, s'il faut faire une analogie occidentale, son principe s'apparente d'avantage à l'Empire byzantin. « Le calife est un peu le basileus, remarque Slimane Zeghidour, spécialiste des religions et éditorialiste de TV5monde. A l'exception des quatre premiers, qui ne régnaient que sur le désert saint, il dispose du pouvoir temporel mais non spirituel. Ce n'est pas lui qui, comme le pape, produit le droit religieux ». Ce dernier, qui ne procède que du Coran et des Hadith (traditions) reste l'affaire des oulemas (docteurs de la foi).
Les Omeyyades sont détrônés – et, pour presque tous, massacrés - en 750 par les Abbassides, lointains descendants de Al Abbas, oncle de Mahomet. Ceux-ci régneront en théorie près de huit-cents ans. Leur apogée, en réalité, s'étend du VIIIème au Xème siècle de l'ère chrétienne. Avec eux, le Califat se déplace à Bagdad et prend d'avantage en compte la diversité de l'immense monde musulman. C'est lui qui évoque encore dans l'imaginaire collectif le rayonnement d'un Islam à la fois triomphant, apaisé et uni, voire sagement gouverné.
Désuétude
La réalité est évidemment moins débonnaire et, dès le Xème siècle, les Abbassides doivent composer avec deux califats rivaux : celui de Cordoue (fondé par le survivant omeyyade) et surtout celui des Fatimides (chiites) établi en Afrique du Nord puis en Égypte. Le sac de Bagdad par les Mongols en 1258, et l’exécution du calife El-Môutassim met un terme au pouvoir des Abbassides. La dynastie se réfugie en Égypte où elle ne joue plus qu’un rôle symbolique sous la domination des Mamelouks... initialement ses esclaves. Son dernier calife est renversé en 1517 par un sultan ottoman.
La nouvelle dynastie fondée par ce dernier ne reprend qu'au XIX ème siècle l'appellation de « califat » mais celle-ci semble déjà désuète. « Quand Ataturk supprime le califat en 1924, il n'y a pas de grande protestation parmi les musulmans, souligne Slimane Zeghidour. En réalité, il n'y a aucune obligation canonique ou dogmatique pour que le califat soit le mode de gouvernement des sociétés islamiques ».
Dans les dernières décennies et s'il l'on excepte un groupe isolé surtout actif en Asie centrale, la notion de califat n’apparaît guère dans la propagande des courants fondamentalistes, qu'ils soient sunnites ou chiites. Surgie d'un peu nulle part, sa proclamation aujourd'hui brandie par les chefs d'un mouvement lui-même peu enraciné dans l'histoire mais concurrent d'Al Qaïda apparaît essentiellement opportuniste. « Une revendication pragmatique », estime Slimane Zeghidour : « ils ne veulent pas dire « république » parce qu'ils jugent que c'est une création hybride, malsaine, européenne etc... Ils ne peuvent pas dire non plus une « royauté » qui fait penser à l'Arabie Saoudite. Et qui serait le roi ? Alors ils disent « califat », qui est vague, imprécis et qui renvoie à un âge d'or un peu mythique ».
La géographie du nouveau "califat islamique", pourtant, s'annonce plus modeste que ses précédents abbasside ou omeyyade. Il ne s'étend pas de l'Asie aux Pyrénées mais … de l'Irak à la Syrie. « Il n'y a rien de religieux là-dedans, observe Slimane Zeghidour. Ces sont surtout les régions pétrolifères et c'est avec cela qu'ils se payent, en revendant l'or noir. Pas avec les dons des fidèles ». Cette remémoration de l'histoire millénaire de l'Islam et, implicitement, du rayonnement de sa civilisation parle t-elle à l'inconscient des fidèles, rétifs ou lassés de la phraséologie essentiellement guerrière qui prévaut dans la région ? Slimane Zeghidour en doute. « Tout cela est anachronique et n'éveille rien. C'est comme si on disait qu'on va restaurer les États pontificaux. Ça fait sourire ». [mise à jour le 30 juin]
Cité de rêve
"En Irak, le nombril de la Terre, je mentionnerai en premier lieu Bagdad, parce qu’elle est le cœur du pays, la ville la plus considérable qui n’a pas d’équivalent ni en Orient, ni en Occident, en étendue, en importance, en prospérité, comme en abondance d’eau. Tous les peuples du monde y possèdent un quartier et y font du commerce. Elle s’étale sur les rives du Tigre, et voit affluer des produits commerciaux et des vivres par terre ou par eau. Les marchandises y sont importées de l’Inde, de la Chine, du Tibet, du pays des Turcs, de toute part (...). En outre, elle est la capitale des califes abbassides (...)"
D’après le géographe arabe al-Ya’qûbi,
Les pays, IXe siècle
L'homme qui voulait devenir calife
En terme iconographique, il semble bien moins pop star que son prédécesseur Ben Laden, et l'on ne connaît de lui que deux photographies d'identité. Relevant en grande partie du mystère, sa biographie même n'est que très partiellement connue.
Son nom de guerre, Abou Bakr al-Baghdadi est un programme : Abou Bakr est le nom du beau-père du Prophète mais surtout premier calife de l'histoire, al Baghdadi (le Bagdadi) une référence implicite à la splendeur abbasside.
Sans doute âgé d'environ 42 ans, le nouveau « calife Ibrahim » est né Ibrahim Ali al-Badr dans la ville de Samara, au nord de Bagdad. Radicalisé sous Saddam Hussein, il se rapproche dès avant sa chute de la mouvance d'Al-Qaïda et rejoint l'insurrection en Irak peu après l'invasion conduite par les États-Unis en 2003.
Arrêté à cette époque, il aurait passé quatre ans en détention avant d'être remis en liberté pour une raison inconnue. Donné pour mort un moment, il réapparaît bien vivant en Syrie en mai 2010 à la tête de l’État islamique en Irak (ISI), la branche irakienne d'Al-Qaïda. Il élargit ses activités à la Syrie voisine, rejetant l'ordre du chef d'Al-Qaïda Ayman Zawahiri de se concentrer sur l'Irak et de laisser la Syrie au Front Al-Nosra, un groupe jihadiste combattant contre le régime de Damas.
En avril 2013, Baghdadi annonce une fusion entre l'ISI et les combattants d'Al-Nosra pour former l'EIIL, mais ces derniers ont refusé d'adhérer. Les deux groupes ont commencé à opérer séparément, avant de s'affronter directement à partir de janvier en Syrie. Au sein de l'EIIL, il est salué comme un commandant et un tacticien présent sur le champ de bataille, contrairement à Zawahiri, son ancien supérieur et actuel rival, sur qui il prend de plus en plus l'avantage dans les sphères jihadistes.