Fil d'Ariane
Au centre de l'île de la Grande Terre, le petit village de Bourail est un monde à part. A première vue, tous les codes de ce territoire de l'océan Pacifique s'y retrouvent : la brousse recouvre les vallées, le bétail, majestueux, pâture en liberté, les stockmen à cheval dirigent le troupeau chapeau de cowboy vissé sur la tête. Les descendants d'Algériens – les « Arabes » comme tout le monde les appelle ici – se fondent parfaitement dans ce décor de Far-West mélanésien.
Pourtant, un accent, un regard, un visage croisé dans les rues ou une course hippique ramènent à Alger ou à Constantine. Sans compter les patronymes d'une bonne partie de la population : Nasser, Goassem, Boufenèche, Miloud... A travers le temps, malgré les périls, le souvenir de cette ascendance nord-africaine a survécu.
Après la prise de possession en 1853, l'archipel de Nouvelle-Calédonie devient une colonie française que l'administration décide dans un premier temps d'employer comme un bagne. Les Kanak, le peuple autochtone, voient donc arriver faux-monnayeurs, opposants politiques et autres condamnés. Parmi eux se trouvent des centaines d'Algériens, l'Algérie ayant été officiellement annexée en 1848.
Leurs rangs vont grossir – notamment en 1871 après la révolte des Mokrani contre le colon français – jusqu'à atteindre environ 2000 personnes.
En 1887, une première amnistie est accordée aux bagnards algériens. Beaucoup décident de rentrer chez eux, tandis que d'autres sont placés sur une concession et s'installent durablement sur la côté Ouest de la Nouvelle-Calédonie.
En Calédonie, il y a avant tout les Kanak et les Caldoches : le peuple autochtone et les descendants des premiers colons français. Alors quelle place pour la minorité algérienne ? À l'écart d'un champ de course, Abdelkader Boufenèche apporte sa réponse : le cheval ! « Longtemps le cheval a été le meilleur ami de l'Arabe », édicte le vieil homme qui guide le visiteur curieux dans sa communauté si singulière.
Steve Goassem, éleveur bien connu du milieu équestre, ne le dément pas. « Le cheval fait partie de la famille et de la culture chez nous les Arabes. Même quand mon grand-père est parti s'installer à Nouméa sur une petite propriété, mon père a eu et conservé un cheval ». Steve Goassem ne parle pas arabe. Il ne pratique plus la religion de ses ancêtres. Le fil qui le relie à la culture algérienne dont il se prévaut volontiers, c'est le cheval.
Comme beaucoup de descendants d'Algériens, Jean-Pierre Taïeb Aifa a hérité de terres allouées en concessions à leurs ancêtres après une amnistie en 1887. Maire de Bourail pendant 30 ans, il tient à souligner la spécificité de sa communauté : « Nous ne sommes pas assis sur un système lié à une langue, comme on peut le voir chez les Wallisiens, les Tahitiens, ou même les Vietnamiens. Ils restent en communauté : ils ont pu faire venir leurs femmes. Mais pour nous, seuls les hommes ont été envoyés au bagne et nos grands pères ont du prendre femme parmi les Européennes du bagne ou les Kanak ».
Cette patri-linéarité a conduit à la perte progressive de la langue maternelle et des traditions culinaires. Pour certains, seule la religion a permis de compenser cette filiation perdue. "Ceux de la génération précédente ne connaissaient même pas le goût du couscous avant la fin de leur vie", confirme Angelo Miloud, en coupant les carottes pour le couscous à la mosquée de Nessadiou, lieu dit « Vallée des Arabes » à l'entrée de Bourail. "En plus, les ingrédients ne sont pas les plus faciles à se procurer ici".
Avant qu'il ait été question d'un retour en terre d'Algérie – grâce à une association fondée par la communauté – beaucoup ont d'abord voulu se rendre au Hadj pour un premier pèlerinage. Le muezzin de la mosquée s'entend jusqu'au cimetière musulman. à côté duquel se pratique encore la sadaqa, une tradition caritative islamique.
Lorsque je suis allé en Algérie, en 2011, les gens me disaient que nous étions plus algériens qu'eux, car nous pratiquons encore la sadaqa, une tradition qui se perd là-bas. Finalement, c'est grâce à l'exil que nous avons pu la préserver.
Angelo Miloud.
Deux fois père, époux d'une femme d'origine fidjienne, le jeune homme appartient à la cinquième génération de descendants. C'est cette génération, fruit d'un passé de colons et de colonisés, perdu et retrouvé, qui devra se prononcer le 4 novembre 2018 pour ou contre l'accès de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté et à l'indépendance. L'arrière-arrière grand-père de ce jeune homme au fort accent kanak était de Blida. Il a épousé une Mélanésienne de la tribu de Ouaoué toute proche, et reçu une concession ici.
Angelo se sent proche des Kanak, par le sang, mais aussi parce qu'ils sont organisés en tribus, comme ses ancêtres kabyles, et qu'ils ont une coutume, un respect de la tradition. Il ne veut pas aller voter : « Ce serait impensable de voter contre, mais je ne veux pas voter pour non plus, car je pense que ce n'est pas encore possible au niveau de l'économie ». Vêtue du traditionnel hijab, Daniella Ali Ben Ahmed, descendante la quatrième génération, le rejoint sur ce dernier argument. « Je suis toujours allée voter, et je préfèrerais rester française, avance-t-elle prudemment. Est-ce qu'il y aura encore les retraites ? Les aides ? On ne sait pas ce qui se passera avec l'indépendance ». Sans l'ombre d'un doute, les Algériens de Nouvelle-Calédonie passent et passeront encore jusqu'en novembre, par les mêmes questionnements que toutes les autres communautés de la mosaïque culturelle