En Nouvelle-Calédonie, la France rattrapée par son histoire coloniale

Après trois décennies de paix, l'histoire coloniale de la France en Nouvelle-Calédonie rattrape le gouvernement. La crise politique couvait depuis le référendum contesté de 2021, et se double d'une situation sociale explosive, sur fond de discriminations et de tensions ethniques, selon des chercheurs.

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drapeau kanaky

Des Kanaks arborent un drapeau des indépendantistes du FLNKS, Nouméa, 15 mai 2024.

AP Photo/Nicolas Job
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Historiquement conquise pour ses ressources naturelles, la Nouvelle-Calédonie était aussi considérée par la France comme "une colonie de peuplement", rappelait mercredi l'anthropologue Benoît Trépied sur France Culture.

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A côté d'un peuple autochtone colonisé, les Kanak, plusieurs vagues de migrants se sont succédé : bagnards amenés de métropole, colons, travailleurs océaniens et asiatiques.

"Pendant longtemps (...), le peuple autochtone et tous les autres se sont un peu regardés en chiens de faïence parce que la société était très ségrégée", souligne le chercheur.

Il y a encore cette transmission dans les familles de ce passé colonial, de toutes les exactions qui ont été commises à l'encontre des Kanak, les spoliations de terres, les viols, la soumission aux travaux forcés.
Evelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à Pau

Cette tension coloniale n’a pas disparu avec l'abolition de la colonie en 1946, et a finalement abouti au "face à face mortifère" des années 1980, une guerre civile larvée jusqu'au massacre d'Ouvéa. 

"L'histoire coloniale continue de nourrir le ressentiment d'une partie de la population", observe Evelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à Pau. "Quand j'interroge les jeunes, il y a encore cette transmission dans les familles de ce passé colonial, de toutes les exactions qui ont été commises à l'encontre des Kanak, les spoliations de terres, les viols, la soumission aux travaux forcés".

Lexique de mots-clés en Nouvelle-Calédonie

. Kanak

Sur l'archipel, français depuis le XIXe siècle, les Kanak, soit la population autochtone mélanésienne de l'île, forment la principale communauté: sur les 271.400 habitants du territoire, ils représentaient au dernier recensement de l'Insee en 2019 plus de 41% de la population. 

. Caldoches

Les Caldoches représentent l'autre principale communauté calédonienne: 24% de la population. Le terme est en premier lieu utilisé par la communauté kanak pour désigner les descendants de colons libres ou bagnards français. Les Calédoniens d'origine européenne se présentent eux plutôt comme des... "Calédoniens".

. FLNKS et indépendantistes

En Nouvelle-Calédonie, le principal clivage politique se situe entre indépendantistes et non-indépendantistes. Le gouvernement de Nouvelle-Calédonie est actuellement présidé par un indépendantiste, Louis Mapou. Principal mouvement indépendantiste, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a été créé en 1984, après la dissolution du Front indépendantiste. Il s'agit d'un rassemblement de partis politiques et de groupes militants qui luttent pour l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie, en s'inscrivant dans l'histoire de la lutte contre la colonisation.

. Loyalistes

Dans l'autre camp, les loyalistes, aussi appelés non-indépendantistes, œuvrent pour que l'archipel demeure dans le giron français. La principale coalition s'appelle d'ailleurs Les Loyalistes et est formée de partis classés au centre et à droite. Cette coalition est née en 2020 autour d'une campagne pour le "non" au dernier référendum. Sa principale figure est la présidente de la province Sud et ex-secrétaire d'Etat française Sonia Backès.

. "Caillou", Kanaky

Le "Caillou" est l'une des appellations officieuses de l'archipel. Le terme fait référence au nickel, ce minerai brut dont l'archipel détient 20 à 30% des ressources mondiales et dont l'exploitation est au cœur de l'économie locale. Les indépendantistes appellent le territoire "Kanaky" ou, bien que plus rarement, "Kanaky-Nouvelle-Calédonie".

Des accords de Matignon au troisième référendum

La situation s'était apaisée depuis les accords de Matignon, prolongés par l'accord de Nouméa en 1998. 

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Pour construire la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, le pari a été de "bâtir une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie réunissant le peuple kanak et les autres communautés implantées de longue date", souligne Benoît Trépied.

Un projet "d'unification sociale et politique" au sein de la France, "mais avec une vocation d'émancipation", rappelle-t-il.

Depuis ce référendum, organisé en plein Covid et en plein deuil des familles kanak, l'Etat français est clairement sorti de son rôle d'impartialité pour prendre position en faveur des anti-indépendantistes.
Isabelle Leblic, directrice de recherche émérite au CNRS

Mais fin 2021, un virage politique s'enclenche avec l'organisation d'un troisième référendum sur l'indépendance contre la volonté des indépendantistes.

"Depuis ce référendum, organisé en plein Covid et en plein deuil des familles kanak, l'Etat français est clairement sorti de son rôle d'impartialité pour prendre position en faveur des anti-indépendantistes", estime Isabelle Leblic, directrice de recherche émérite au CNRS.

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"70 % des pauvres sont des Kanak"

Mais c'est la volonté d'élargir le corps électoral qui met le feu aux poudres, tout comme dans les années 1980. Les Kanak craignent que l'arrivée de 25.000 nouveaux électeurs, pour moitié natifs du "Caillou", les mettent en minorité politique alors qu'ils ne représentent déjà numériquement que 41% de la population. 

"Il n'y a aucune surprise dans ce qui se passe. Loin d'être une sanction contre les Européens, le gel du corps électoral visait à protéger la population kanak, qui avait déjà été divisée par deux au XIXe siècle du fait notamment d'insurrections réprimées dans le sang", commente Evelyne Barthou, également rattachée à l'Université de Nouvelle-Calédonie. 

Cette crise politique se double d'une situation sociale hautement inflammable dans un territoire aux populations très armées, où les "identités ethniques" se superposent nettement "avec les inégalités sociales", indique Benoît Trépied en rappelant que les écarts de richesse en Calédonie "sont bien plus importants qu'en France métropolitaine".

[...] il arrive souvent qu'un employeur, à diplôme égal, préfère recruter un non-Kanak.
Evelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à Pau

"Il y a certes une petite bourgeoisie kanak, mais 70% des pauvres sont des Kanak, tandis que les métropolitains possèdent beaucoup d'argent, beaucoup de pouvoir et sont souvent à des postes clé", abonde Evelyne Barthou.

Chez les jeunes Kanak, "le sentiment d'injustice" est de loin "le sentiment le plus largement partagé", selon elle.

"À diplôme égal, la préférence locale voudrait qu'un employeur choisisse un jeune local, mais il y a une lecture ethnique très forte en Nouvelle-Calédonie qui fait qu'il arrive souvent qu'un employeur, à diplôme égal, préfère recruter un non-Kanak", poursuit-elle.

En 2019, l'Université de Nouvelle-Calédonie ne comptait que "cinq enseignants kanak, les autres venant de métropole ou d'ailleurs", renchérit Isabelle Leblic, pour qui "c'est comme ça dans tous les domaines".

"Une grande partie de la jeunesse kanak a le sentiment de ne pas avoir d'avenir", selon elle.

Questionnement identitaire, difficultés sociales, contexte politique, crise économique liée au nickel et incertitude climatique sont autant de facteurs qui alimentent la révolte.

S'ils ne se reconnaissent pas toujours dans les représentants indépendantistes, les jeunes sont très politisés. Lors de la dernière manifestation à l'appel de la CCAT, ils avaient assuré le service d'ordre, "sans débordement", selon Mme Leblic.

kanak voiture

Un homme se tient devant une carcasse de voiture calcinée lors des émeutes à Nouméa, 15 mai 2024.

AP Photo/Nicolas Job

Risque de guerre civile ?

Les violences liées aux émeutes en Nouvelle-Calédonie, archipel français du Pacifique-Sud, se poursuivent samedi 18 mai avec un sixième mort en six jours, selon les autorités, et une situation "loin d'un retour à l'apaisement" selon la maire de Nouméa qui a évoqué "une ville assiégée". Outre les six morts (deux gendarmes et quatre civils dont trois Kanak et un Caldoche), on dénombre des centaines de blessés.

La quasi-totalité des émeutiers qui ont participé aux violences qui secouent l'île depuis lundi sont des indépendantistes kanak. De nombreux groupes d'autodéfense, essentiellement composés de "Caldoches" et métropolitains, se sont aussi organisés, en particulier dans l'agglomération de Nouméa, en érigeant des barricades pour protéger certains quartiers.

Créée en novembre 2023 en opposition à la réforme électorale, la Cellule de coordination des actions de terrain, ou CCAT, est dans le collimateur du gouvernement depuis le début des émeutes : les autorités accusent ses responsables d'être les commanditaires des violences. Le collectif indépendantiste a été qualifié d'"organisation mafieuse" par le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin. Les indépendantistes parlent d'une "campagne de désinformation" orchestrée par l'Etat.